INDES FOURBES
Scénariste(s) : Alain AYROLES
Dessinateur(s) : Juanjo GUARNIDO
Éditions : Delcourt
Collection : X
Série : Indes fourbes
Année : 2019 Nb. pages : 160
Style(s) narratif(s) : Récit complet
Genre(s) : Aventure de pirates / de cape et d'épée, Western / Amérindiens / Nlle-France, Récit de voyage, Classique, Biographie, Hommage, Adaptation littéraire
Appréciation : 6 / 6
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l'Aventure, c'est l'aventure... mais on peut toujours dorer la pilule!
Écrit le samedi 29 juillet 2023 par PG Luneau
Tout le monde en parlait à sa sortie, j'avais TRÈS hâte de le lire... et maintenant que c'est fait, je me dois d'en parler à mon tour! Pas étonnant que ce titre ait gagné tant de prix : on est ici en présence d'un véritable chef d'œuvre!
Au début des années 1600, l'auteur espagnol don Francisco Gomez de Quevedo y Villegas a écrit un roman picaresque, dans lequel il raconte les tribulations d'un manant nommé don Pablos de Ségovie qui cherche sans relâche (et avec un succès assez mitigé!) à améliorer sa condition. À la fin de son récit, ce héros partait pour les Indes... mais l'auteur n'écrivit jamais la suite de ses aventures...
Bien voici que le célèbre (et plus actuel! ;^) Alain Ayroles, notamment auteur des génialissimes séries Garulfo et De cape et de crocs, a imaginé la suite de ce récit, et a décidé d'en faire un scénario de BD... Et c'est nul autre que le très réputé Juanjo Guarnido, dessinateur de Blacksad, qui s'est mis à la tâche de mettre ces rocambolesques aventures en images. Et quelles images!... Et quelles aventures !!...
C'est quoi?
En somme, on assiste au long (très long... mais délicieusement long!) interrogatoire de Pablos, ce gueux au passé déjà fort agité, qui se retrouve dans une geôle, à Cuzco, au Pérou, alors sous le joug du roi Philippe IV d'Espagne. Le pauvre espérait refaire sa vie en cette terre sud-américaine de toutes les promesses : c'est le Siècle d'Or espagnol, après tout !!
Mais voilà que son karma l'avait déjà rattrapé, avant même que son bateau n'atteigne les côtes du Nouveau Continent! Et, telle Shéhérazade, il nous raconte tout : comment il a été jeté par-dessus bord pour une simple histoire de tricherie aux cartes (et peut-être, aussi, un peu de proxénétisme !?); comment il a été sauvé par un groupe d'esclaves africains qui avaient retrouvé leur liberté grâce à un naufrage salutaire; comment il faillit devenir colon, proxénète (encore!?), mendiant, assistant-moine, mineur, révolutionnaire, et j'en passe, et des meilleurs, jusqu'à atteindre, après maintes rencontres fortuites et maints revirements impromptus, la mythique El Dorado!
De son récit, ses tortionnaires tireront toutes les informations nécessaires pour, à leur tour, faire le trajet jusqu'à la fameuse Cité d'Or, tant recherchée! Mais rien ne sera simple, car...
C'est comment?
Mais je ne vous en dis pas plus, car tout le sel de cet album réside, justement dans sa construction basée sur le narré et le réel, qu'on nous montrera en contrepartie, mais de façon à nous réserver tant de surprises que c'en est effarant! Ayroles démontre ici un incroyable talent de conteur, faisant preuve d'un travail d'orfèvre en termes d'écriture et de montage! D'abord, son récit est génialement construit, mieux qu'on ne peut l'imaginer à première vue... Puis, il est totalement déconstruit, trituré, remodelé et servi de manière à nous ménager des revirements de plus en plus faramineux, impossibles à prévoir! À force d'imbrications, d'ellipses, de retours en arrière, de scènes coupées au moment crucial et d'autres calquées en contrepoint, Ayroles nous offre un montage plus qu'ingénieux : c'est de la haute-voltige de construction scénaristique! Résultat? On se retrouve, sans le savoir, en présence d'innombrables fausses pistes, d'où la fourberie du titre! Et quoi de mieux qu'un dédale de faux semblants pour instaurer d'imprévisibles revirements ?!
C'est d'autant plus génial qu'Ayroles parvient, du même coup, à y intégrer une brillante critique de tous les travers de l'époque, et de toutes les horreurs qui se sont commises à l'égard des peuples autochtones... Travers et horreurs malheureusement pas tellement loin de ceux qui nous entourent, encore aujourd'hui! L'esclavage, les massacres et les destructions, les injustices sociales, l'exploitation sauvage des ressources, l'hypocrisie de l'Église... Sur un ton finement sarcastique pleinement assumé, tout y passe.
Et que dire du travail, toujours aussi magique, de Guarnido, dont on connaît déjà l'ampleur du talent grâce à Blacksad?! Avec tous ces paysages andins, cette luxuriante jungle amazonienne, ces voiliers magnifiques du XVIe siècle, ces vêtements de cour, ces palais richement décorés, et cet or, partout, il avait de quoi s'amuser! Le moins qu'on puisse dire, c'est que la magnificence de l'opulence espagnole de l'époque a permis à ce fabuleux artiste de se surpasser : chaque vignette est un véritable tableau qu'on voudrait accrocher!
En poursuivant le roman de Quevedo (roman qu'il n'est absolument pas nécessaire d'avoir lu, précisons-le - mais dans lequel on a bigrement envie de se plonger, après coup!) et en le faisant de si belle façon, Ayroles et Guarnido rendent un vibrant hommage aux récits picaresques, à une époque grandiose... et au 9e art!
Un tel futur classique, c'est à lire et relire sans relâche, à partir de 14 ans.
Mon unique bémol
- la finale, un peu trop expéditive. Dans la troisième partie de l'album, Pedros, de retour en Europe, nous raconte les tenants et aboutissants de l'affaire, ainsi que ce qu'il est advenu de lui. Cette finale, tout à fait dans le ton du reste du récit, est toutefois narrée à la va-vite! Et compte-tenu de l'ampleur et de l'extravagance des péripéties qu'il y vit, il aurait fallu développer un peu plus pour rendre le tout aussi crédible que le reste. Tel quel, garoché comme ce l'est, ça jure un peu, et la vraisemblance en souffre un tantinet...
Les plus grandes forces de cette BD
- l'objet-livre. Non seulement les illustrations de Guarnido sont sublimes, mais l'album en lui-même est formidable! De très grand format (plus de 33 cm x 25 cm), 160 pages, avec signet cousu, on est en présence d'un ouvrage qui en impose... Puis, avec un sous-titre aussi interminable que «Une seconde partie de l'Histoire de la vie de l'aventurier nommé don Pablos de Ségovie, vagabond exemplaire et miroir des filous ; inspirée de la première, telle qu'en son temps la narra don Francisco Gomez de Quevido y Villegas, chevalier de l'ordre de Saint Jacques et seigneur de Juan Abad », avouez que ça nous plonge déjà dans l'époque! ;^)
- la splendeur des dessins, mais aussi leur grande subtilité. D'abord, force est d'admettre que Guarnido est maître dans l'art des mimiques, qui sont toujours d'une justesse (et d'une drôlerie!) incroyable! En plus de nous en jeter plein la vue et d'agencer ses riches couleurs pour nous montrer autant l'opulence de la cour, à Madrid, que celle de l'Amazonie profonde, le talentueux dessinateur parvient à nous raconter la découverte de l'El Dorado à l'aide de... 12 planches muettes !? Du grand art! Mais n'oubliez surtout pas de bien observer chaque vignette dans le détail! Bien souvent, leurs arrière-plans recèlent une foule de détails cocasses ou révélateurs... qu'il serait dommage de rater!
- la richesse du vocabulaire, principalement à cause du contexte et de l'époque. Petit quiz pour vous: Qu'est-ce qu'un alguazil? Un corregidor? Un tercio? Une mousquetade? Comment? Vous ne le savez pas? Saurez-vous survivre à cette avanie (??!) ? Mais soyez sans crainte, ces lacunes langagières ne minent en rien notre lecture, qui vaut le détour! Certaines phrases sont de véritables perles! Quand le comte-duc dit qu'il va «diligenter une enquête», avouez que c'est joli! Et admirez la plume du roi quand il en vient à se confesser: «... j'ai usé tant d'ardeur à conquérir le pouvoir, à le conserver - à en jouir aussi! -, qu'il ne m'en reste guère pour l'exercer!» De toute beauté!
- un héros pluriel et polymorphe !? Pablos de Ségovie a tellement de cordes à son arc, tant de couches, tant de masques !? ;^D Issu d'un milieu rude et indigent, il nous apparaît tour à tour traître, abuseur, roublard... Mais on ne peut qu'adorer ce fieffé coquin tant il est sympathique et malchanceux! Les retours sur sa jeunesse sont suffisamment nombreux pour nous permettre de prendre toute la mesure de son besoin d'élévation, et on lui pardonne facilement ses magouilles! Au final, son besoin de se confesser est si profond qu'on ne peut faire autrement que de sentir à quel point son âme est bonne, au fond.
- l'ingéniosité de la construction scénaristique. Mais j'ai déjà plus qu'abondamment parlé, de la construction/déconstruction/reconstruction du récit, et du génie d'Ayroles en la matière! Si vous ne voyez pas de quoi je parle, retournez lire le début de ce billet! ;^)
Les petits plus
- Siècle d'or espagnol oblige, les clins d'œil à Velasquez, le grand peintre attitré au roi Philippe IV d'Espagne, pullulent. Outre plusieurs de ses tableaux que Guarnido reproduit sur les murs du palais royal, on assiste surtout, dans le prologue et l'épilogue, à la préparation de son chef d'œuvre le plus célèbre, les Ménines! Ainsi, on peut voir, tous les personnages de cette œuvre, dont la toute petite infante Marguerite-Thérèse dans sa robe gigantesque, en train de prendre place. Mais un clin d'œil bien plus subtil est fait à un autre grand artiste, du 9e art, celui-là. Je vous laisse le dénicher... mais je peux vous pister en précisant qu'il implique un lama pas très content! ;^D
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