#1- HISTOIRE DE DORA MARS
Scénariste(s) : Frank GIROUD
Dessinateur(s) : Cyril BONIN, Paul GILLON, Steve CUZOR, Jean-Charles KRAEHN, Giulio DE VITA
Éditions : Dupuis
Collection : Empreinte(s)
Série : Quintett
Année : 2005 Nb. pages : 64
Style(s) narratif(s) : Récit choral
Genre(s) : Drame de guerre, Récit psychologique
Appréciation : 5 / 6
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Un récit choral pour un étonnant quintette!
Écrit le dimanche 27 novembre 2016 par PG Luneau
Album : #01 - Histoire de Dora Mars (ill. : Cyril BONIN & Giulio DE VITA)
#02 - Histoire d'Alban Méric (ill. : Paul GILLON & Giulio DE VITA)
#03 - Histoire d'Élias Cohen (ill. : Steve CUZOR & Giulio DE VITA)
#04- Histoire de Nafsika Vasli (ill. : Jean-Charles & Giulio DE VITA, 2006)
Comme j'avais hâte de faire la connaissance de ce Quintett!! Il y a des années que cette série attend patiemment, dans ma bibliothèque, que je daigne trouver du temps pour elle! Le contexte historique ne m'emballait pas particulièrement (vous connaissez déjà mon peu d'intérêt pour le début du XXe siècle et ses Guerres mondiales!)... Mais il n'en demeure pas moins que le concept même de la série me faisait saliver depuis bien des années...
En effet, Quintett nous dresse, en 5 volumes, l'histoire d'un petit groupe de musiciens qui tente, par sa musique, de détendre un peu l'atmosphère toujours un peu lourde du petit village de Pavlos, situé en zone tampon, où l'armée français assurait le maintien de la paix, en bordure du front grec, pendant la Première Guerre mondiale. Les cinq membres du groupe proviennent d'horizons très différents : une chanteuse populaire française à qui on a demandé de venir divertir les troupes ; un lieutenant de bonne famille, historien de profession ; un des mécanos en charge des biplans, mais trompettiste à ses heures ; une belle aubergiste locale, qui joue du tambouras (un genre de luth grec)... et un cinquième membre, plus mystérieux, qu'on ne nomme ni ne nous montre jamais dans aucun des quatre premiers tomes!??
Le concept de la série réside dans le fait que chaque album se consacre à un seul des personnages, que l'on suit du début à la fin des préparatifs d'un petit concert pour souligner la visite du général en chef. Chacun d'eux ayant un vécu, des fonctions et des intérêts différents, on se retrouve à vivre quelques moments-clés de cette période (formation du groupe, attaque d'un convoi, mission de récupération, échange de prisonniers...) sous plein d'angles différents, chacun de ces moments-clés étant plus ou moins important aux yeux du musicien que l'on suit dans l'album. C'est que le véritable moteur de chacun des quatre premiers membres du groupe, c'est l'amour, bien sûr! ;^)
Dora, la belle chanteuse du tome #1, accepte de venir divertir les troupes parce qu'elle sait que c'est dans ce petit patelin qu'est basé le beau Armel, aviateur dont elle est tombée follement en amour alors qu'il était en permission, à Paris. Une fois sur place, elle déchantera assez vite : c'est que le beau brummel a peut-être plus d'une muse dans le collimateur!! Désillusions en perspective!!
Le lieutenant Méric, lui, doit prendre des risques énormes, dans le tome #2, afin de trouver l'argent nécessaire pour satisfaire le subalterne qui le fait méchamment chanter!! C'est que celui-ci l'a surpris en plein ébats, non loin du village, en compagnie de Manolis, le jeune pâtre raphaélique qui fait battre son cœur. Ce couple «contre nature» saura-t-il survivre au risque de la dénonciation?
Dans le tome #3, le jeune Élias Cohen développe, lui aussi, un amour sincère pour une jeune bergère locale... mais ses amours sont complexifiées par le fait que la belle Aleka vit sous la tutelle de son oncle, un abject profiteur qui la vend quelques heures par jour aux soldats en manque de sexe. Le pauvre mécanicien fera tout son possible pour tirer sa belle des griffes de son ignoble bourreau... mais lui faudra-t-il aller jusqu'au meurtre?
Quant à elle, la jolie Nafsika du 4e tome est toute fière d'être promise au beau Stélios, un genre de héros local qui approvisionne l'armée française mais qui se plaît aussi, malheureusement, à traficoter dans des magouilles un peu moins nettes. Ses petites contrebandes l'entraîneront sur un terrain glissant, où plus d'un risquent d'y laisser leur peau... Comment réagira la belle fiancée?
Chacun de ces récits d'amour tragique (que l'on peut lire dans l'ordre ou dans le désordre!), nous est raconté avec clarté et brio. On s'attache aux espoirs des personnages, on leur souhaite le meilleur... qui n'arrive pas toujours! Chacun d'eux est illustré par un dessinateur différent, dont plusieurs de grande réputation... Le style de chacun d'eux est en parfaite harmonie avec la personnalité du musicien qu'il dessert, plus anguleux et semi-réaliste chez Bonin, plus académique chez Gillon. On se plait à reconnaître les différentes scènes marquantes que j'ai listées plus haut, dessinées sous différents points de vue.
Mais le piquant de l'affaire, ce qui titille notre curiosité et nous pousse inéluctablement à poursuivre notre lecture, ce sont les deux planches ajoutées à chaque album, l'une au début et l'autre à la toute fin, illustrées celle-là, par Gulio De Vita. De manière volontairement sibylline, on nous y présente deux hommes, (dont on ne voit que les mains) qui discutent de chaque personnage central, spécifiant à chaque fois à quel point chacun a été naïf de n'avoir «rien remarqué de spécial»!!? Mais qui sont ces deux hommes? À quelle mystérieuse malversation font-ils référence? Évidemment, les réponses à ces questions se trouvent dans le 5e tome qui, je présume, met en vedette le mystérieux cinquième membre du fameux quintette! Ce 5e tome est d'autant plus attirant qu'il est bardé d'un avertissement du type : «ne pas lire ce tome avant d'avoir lu les autres... ni même le feuilleter, pour ne pas risquer de s'en divulgâcher l'intrigue!!»
Ai-je besoin de vous dire combien j'ai hâte de m'y plonger, maintenant que j'ai terminé les quatre premiers?!! Et je peux vous garantir que je ne nous ferai pas languir longtemps!! ;^)
Plus grandes forces de cette BD :
- une petite fantaisie conceptuelle : les tomes sont appelés mouvements, pour accentuer la connotation musicale qui sert d'agent unificateur à la série! Avouez que Premier mouvement, ça sonne plus riche que tome #1, non?! ;^)
- le concept même de la série. Quelle belle idée que d'avoir les différentes versions de mêmes événements, sous différents angles! Le fait de reconnaître les divers protagonistes d'un tome à l'autre, mais sous des pinceaux différents, est très réjouissant. Plus j'avançais dans ma lecture, plus j'avais envie de relire les premiers tomes afin d'y vérifier certains recoupements!! Et je sens que ce sera encore pire (ou plutôt mieux!!) après le 5e tome!! ;^)
- l'impact du 5e tome, justement!! Le mystère qui plane sur chacun des albums à cause des déroutantes premières et dernières planches crée une ambiance de suspicion vraiment jouissive, et nous garde accros aux moindres détails! Qui est ce mystérieux Philibert qu'on entend parler dans ces pages? Qui est son interlocuteur? C'est totalement poignant mais si bien construit que ce n'est qu'au 4e tome que j'ai réalisé qu'on n'avait jamais aperçu le cinquième musicien!!! C'est le pianiste, manifestement, mais outre une main ou un bras furtif qui dépasse de l'instrument, une ou deux fois par album, on ne sait rien de lui... sauf le fait que s'il est si bien caché, c'est certainement parce qu'il s'agit d'un personnage qu'on connaît déjà... et qu'il jouera un rôle important dans le punch final... qu'il me tarde de découvrir!! ;^)
- la belle richesse psychologique des principaux protagonistes. Tous sont bien étoffés, avec leurs zones d'ombre et de lumière. De plus, c'est d'autant plus développé que nous avons aussi droit aux perceptions des autres sur eux, dans les autres tomes!! Par exemple, Dora trouve Méric, qui l'accueille en Grèce, plutôt sombre et froid... mais on finit par comprendre l'origine de cette froideur en lisant le 2e tome, qui porte sur lui... et ainsi de suite! C'est vraiment très fort!
- l'appellation anglaise du nom de la série! Ceux d'entre vous qui me connaissez se seraient attendu à ce que je mette ce point dans les éléments qui m'agacent, car c'est généralement le cas avec les séries françaises qui se donnent des noms anglais pour avoir l'air in, cool, ou whatever! :^( Mais ici, Èlias (le mécano, car c'est lui qui a l'idée d'utiliser cet épithète pour désigner leur petite formation!) nous explique son point de vue : à cause de la composition plutôt hétéroclite du groupe et de son style misant à la fois sur le classique et le jazz-band, il préfère opter pour l'orthographe anglaise quintett, ou plutôt «couinn'tett, comme on dit à Nouillorque»!!
- le langage de Manolis, le jeune pâtre du tome #2. Giroud a eu l'idée de lui attribuer un français déformé très sympathique, du type : «Mon père avait les cousins vers Trikala...» ou «Mais déjà, dès le demain, je regrettais!». Charning!
- plusieurs belles découvertes culturelles. La visite au monastère est riche en artefacts religieux de toutes sortes, dont je n'avais jamais entendu parler : des intailles, des pyxides, des custodes, des protomés et des hexaptéryges... Pfiouf!! Il en va de même pour la culture gréco-macédonienne de cette époque. Ainsi, j'ai appris ce qu'était un palikare, une moukère, des akanès et du kokinelli. Qui dit que la BD rend inculte??? ;^)
- la thématique LGBT du tome #2. Une histoire d'amour 1- interculturelle, 2- entre hommes, 3- dans un tel contexte militaire, 4- en 1916 et 5- dans un coin reculé entre la Grèce et la Macédoine, c'est tout de même assez audacieux. En plus (attention : divulgâchis!!) : elle finit par bien finir!! Que demander de plus!! ;^)
- les petits mystères éparpillés un peu partout, et pour lesquels on est à l'affût, grâce aux fameuses planches de prologue/épilogue!! J'en ai répertorié quelques-uns, dont l'étrange retour au bercail du capitaine Drecq, dans le tome #2, avec Pouzenc qui porte un bandage. J'ai aussi été plus qu'intrigué par une ombre fortuite, aux p.55 du tome #2 et 61 du tome #4 : qui est cet espion mystérieux? Ça ne nous est jamais expliqué!! Puis, bien évidemment, il y a le fameux accident d'Armel : son avion a-t-il réellement subi un sabotage? De la part de qui? Et, surtout, pourquoi?? J'espère sincèrement que ces mystères trouveront réponses dans le tome final!! ;^)
- la thématique du tome #3 : la prostitution en zone de guerre. Déjà que le plus vieux métier du monde est toujours attristant, l'horreur des abjections qui sont commises en temps de guerre est pire que pire... et l'immobilisme des forces en présence est d'autant plus révoltant... Révoltant, mais très puissant, scénaristiquement parlant...
- des personnages secondaires intéressants. J'ai bien aimé Fernay (le grand à l'impressionnante moustache qui conseille Élias et libère - temporairement - Aléka), de même que Théano Toliou, la «veuve joyeuse» du coin! Le docteur militaire m'a semblé apaisant et d'un bon secours... mais nous réserve-t-il une grosse surprise dans le tome final?? ;^) Sinon, du côté des méchants, la palme revient bien évidemment au capitaine Drecq, ce triple salop (je n'en dirai pas plus!) qu'on prend plaisir à détester... Bien que, de manière générale, c'est toute l'armée qui en prend pour son rhume, tout au long de la série : on y croise plus de crosseurs, de traîtres, de goujats ou d'ignobles individus que de bons samaritains!!
- les quelques petites touches d'humour, principalement dans le tome #3. Je pense notamment au haut de la p.24, ou au bas de la p.26, tous deux en lien avec l'épisode de la veuve Toliou, justement!! ;^)
- les dessins de Cyril Bonin (tome #1) et de Steve Cuzor (tome #3). Si les traits plus anguleux du premier m'ont un peu rappelé le style de Thierry Robin (dans Koblenz, par exemple) ou même, par moment, celui du Peter Pan de Loisel, les dessins du second ont plutôt des points communs avec ceux de Félix Meynet : certains visages me donnaient parfois l'impression que j'étais en train de lire un nouvel album de Double M!!
Ce qui m'a le plus agacé :
- certains petits manques de cohésion, entre les différents dessinateurs. De manière générale, on reconnaît les personnages secondaires récurrents, d'un tome à l'autre, même s'ils sont dessinés par quatre dessinateurs ayant chacun leur style propre. Mais certains éléments quand même majeurs sont passés sous le radar des examinateurs/unificateurs. Le premier qui m'a sauté aux yeux, c'est le pont sur lequel l'échange de prisonniers s'effectue. Bonin nous le présente, dans le tome #1, comme un pont standard, alors que Gillon et Cuzor nous montrent un pont à ogive, caractérisé par ses deux pentes, assez abruptes, qui se rejoignent en angle, en plein centre. C'est un détail, mais il m'a frappé! J'ai été dès lors plus vigilant, et j'ai dénoté des personnages importants aux looks complètement différents!! C'est le cas pour l'horrible sergent Grall, qui est rond et plutôt noiraud dans le tome #2, mais blond au visage aminci dans le #3 (p.53) et pour Pouzenc, qui paraît châtain clair, à la p.28 du tome #3, alors qu'il est noir charbon à toutes ses apparitions du tome #4!...
- l'inégalité des dessins du célèbre Paul Gillon. J'ai connu cet illustre illustrateur grâce à la série Jérémie, dans Pif gadget, quand j'étais jeune (il y a bien longtemps, diront certaines méchantes langues!!). Son style très classique tranchait nettement avec les séries humoristiques du magazine... Mais cet académisme dans les traits ne laisse aucune chance à l'artiste : la moindre distorsion y est automatiquement amplifiée par la perfection de ce qui l'entoure!! Ainsi, dans l'Histoire d'Alban Méric, il arrive que Gillon s'enfarge les pinceaux à quelques reprises, notamment pour son bel adonis de Manolis : le jeune berger semble souffrir de strabisme dès son premier gros plan (p.5, alors qu'il doit être beau comme un dieu grec!) et ressemble à une des baigneuses tahitiennes difformes des toiles de Gauguin, dans le bas de la p.48! C'est un peu décevant!
- le caractère un peu trop expéditif avec lequel on entre dans le tome #2. La trame narrative est construite de manière à ce que la tension monte très rapidement... Un peu trop, en fait, en ce sens qu'on n'a pas assez de temps pour s'attacher aux protagonistes! Leurs déboires ne nous touchent donc pas autant qu'ils auraient pu si la montée dramatique avait été plus étalée dans le temps...
- une erreur d'impression. Dans le tome #2 (encore lui?? Décidément!), dans le bas de la p.38, le dernier phylactère se termine comme suit : «vous ne cessez de m'étonner depuis»... suivi d'une ligne blanche!! Manifestement, un correcteur a effacé la fin de la phrase pour la corriger... mais est mort entre temps (en temps de guerre, ça peut arriver!! ;^) Encore heureux que cet omission ne change rien à l'histoire!!
- la faiblesse (toute relative!!) des décors, dans le tome #3. Monsieur Cuzor a été un peu chiche, surtout en comparaison de ses trois autres confrères. C'est particulièrement notable à la p.39...
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