LE POIDS DU VIDE
Scénariste(s) : LE David GAUTHIER
Dessinateur(s) : LE David GAUTHIER
Éditions : Rémi Paradis
Collection : X
Série : Poids du vide
Année : 2014 Nb. pages : 72
Style(s) narratif(s) : Récit complet, Courts récits
Genre(s) : Anticipation, Récit psychologique
Appréciation : 4.5 / 6
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Tout est plus léger sur la Lune... sauf la désillusion??
Écrit le samedi 30 septembre 2017 par PG Luneau
Base lunaire Démocrite, début des années 2200. Janvier reçoit sa première affectation : il travaillera au laboratoire de légumineuses de la base. Un poste important : les légumineuses sont la principale source de protéines pour les quelques 30 000 habitants de la base, qui n'a d'autre choix que d'être totalement autonome depuis que la Lune a perdu tout contact avec la Terre et que Galilée, l'une des deux autres bases, a explosé, quelques années plus tôt!
Malheureusement, Janvier réalisera très vite que son potentiel intellectuel ne sera aucunement exploité dans ce laboratoire où jamais on n'expérimente en vue d'innover ou d'améliorer les produits ou les processus. Non : les expérimentations qu'on y répète ne visent qu'à confirmer les connaissances déjà acquises, en recréant encore et encore les mêmes protocoles aliénants!! La désillusion est d'autant plus intense pour le jeune homme qu'il découvrira que cette situation ne se limite pas à ces laboratoires, mais qu'elle est généralisée dans toute la station, sans que personne n'y voie quelque chose à dire! Il est entouré de milliers de colons pour qui l'idée même de changer un iota à leur routine est perçue comme une aberration! Pire : une hérésie! Même le savoir est réservé à une infime portion de privilégiés, et quand Janvier demande à ces sages, les Impressionnables, pour y avoir accès, il est consterné d'apprendre que non seulement c'est interdit... mais qu'il ne saurait jamais en être question!!??
Comment vivre dans le vide interstellaire alors que le vide intellectuel nous entoure de toute part? Voilà ce à quoi Janvier est confronté... et la question à laquelle LE David Gauthier, jeune bédéiste québécois de la relève, tente de répondre dans son bel album au titre évocateur : le Poids du vide.
Avec un dessin des plus plaisants, à la ligne claire parfaitement maîtrisée mais où chaque personnage voit sa silhouette soulignée par un trait beaucoup plus large, du plus bel effet, LE David nous raconte la lente mais irrémédiable descente aux enfers de son anti-héros. Un anti-héros à la lucidité trop vive pour trouver le bonheur dans son milieu... et qui, malheureusement, ne peut pas, contrairement à nous, tenter sa chance ailleurs, confiné à la base comme il l'est! Oh! Il tentera bien la dangereuse expédition pour se rendre à l'autre base restante, Aristote, mais ce qu'il y trouvera n'éclairera en rien la sombre déception qui est devenue sienne...
En somme, il vaut mieux avoir le moral à la hausse pour s'immiscer dans le quotidien du pauvre Janvier, car de tout l'album, il ne sourira jamais!! Le déprimant constat auquel il se bute n'aura de cesse de l'entraîner de plus en plus à fond dans le marasme, sans solution aucune, sauf peut-être de s'auto-lobotomiser la raison pour se fondre dans la masse de moutons béats qui l'entoure... À moins de se joindre aux Semeurs, ce petit groupe d'anarchistes qui volent, carrément, les tablettes informatiques des Impressionnables?... Y aurait-il là un espoir??...
J'ose espérer que Le David n'a pas transposé dans ce premier album son sentiment général à l'égard de notre société... ou, du moins, j'espère que la publication de son histoire lui a permis de transcender un peu le malaise qu'il y expose! Pour ce que j'en sais, ce jeune auteur a toujours été plus souriant et positif que son personnage, les nombreuses fois où je l'ai croisé, lors des salons du livre et autres festivals!! Reste qu'il nous sert ici un récit aux ambiances sombres et lourdes, au rythme lent... Un récit de genre fort intéressant, qui ne peut faire autrement que de nous faire réfléchir sur notre propre place dans la société et sur notre façon de nous la tailler...
À partir de 15 ou 16 ans.
Plus grandes forces de cette BD :
- le choix du titre. Au départ, il ne m'avait pas frappé, mais quand on referme le livre, on réalise à quel point il représente bien l'argument central du récit! ;^)
- la superbe dédicace que Le David m'a faite, en mars 2015, alors qu'il était de passage à la Boîte à BD, non loin de chez-moi!
- le petit historique des trois bases lunaires, et des problèmes survenus quelques années avant le début du récit. Ça nous permet de mettre tout ça en contexte, contexte important vu le total isolement où les personnages se trouvent!
- les petits objets, dessinés en gros plan dans de petites cases blanches, au début de chacune des scènes de l'album! Quelle manière originale de marquer symboliquement le passage d'une séquence à une autre! J'ai adoré ce procédé simple mais structurant! ;^)
- tout l'aspect visuel du bouquin! J'ai déjà beaucoup parlé des dessins si personnels et clairs du David, avec ses personnages entourés d'un large trait noir: j'ai adoré ce style dès que j'y ai déposé les yeux, au Festival de la BD de Québec, il y a 4 ans... Et mon appréciation ne change pas: je suis en admiration totale devant les dessins du David! Mais dans le cas de ce bouquin, il y a aussi la puissante coloration, toute en tons de gris, qui vient les soutenir, tout en restant en parfaite adéquation avec le contexte (on est coincés sur la lune, sans plus aucune communication avec l'extérieur!) et l'ambiance du récit (la grisaille dans la vie de Janvier!). Si on rajoute à cela la brillance de la superbe impression du volume, où chaque masse de noir ajoute un fini lustré à chaque vignette, c'est juste magnifique! Rémi Paradis (le tout jeune éditeur) a tapé dans le mille avec ce bouquin, et avec ce mode d'impression grand format, qui laisse une large place aux vignettes du dessinateur!
- l'ambiance futuriste malsaine, un brin totalitaire. En lisant cette fiction, on ne peut que penser à 1981, à Fahrenheit 451 ou même à Mortelle, de Christopher Frank (que j'ai lu et monté en pièce de théâtre, au cégep! ;^)... C'est dérangeant, et comme tout ce qui est dérangeant, ça fait réfléchir! Bravo, Le David!
- deux petits clins d'œil. D'abord, le premier à Jodorowski, bédéiste et cinéaste de renom à qui l'on doit la Caste des Méta-baronset les Technopères, notamment : Le David donne son nom au chef rebelle des Semeur. Un second, plus personnel: serait-il possible que Le David se soit représenté lui-même, faisant ainsi une apparition à la Hitchcock dans sa propre oeuvre? Il me semble que l'un des figurants du haut de la p.54 lui ressemble étrangement!! ;^D
- les Portraits lunaires, ajoutés en fin d'albums. Il s'agit de neuf très courts récits, d'une planche tout au plus, qui nous présentent ce qui se passe dans la vie de quelques-uns des figurants du Poids du vide. Le temps de quelques cases, on croque un dialogue entre deux colons, ou on accède aux pensées de tel ou tel condisciple de Janvier. Si plusieurs de ces portraits me sont restés obscurs ou inintéressants, j'en apprécié quelques-uns (Désassembleur, Silence, Misanthrope et Saturation), et j'ai adoré le premier, le plus efficace à mon avis: Nomination. J'ai pris énormément de plaisir à tenter de retrouver, DANS les vignettes du Poids du vide, les personnages choisis pour ces Portraits lunaires. Certains étaient dans la même posture, avec la même attitude que la case originale, mais d'autres non... À mon avis, il aurait été encore plus intéressant que l'auteur les aient tous introduits de cette façon: ça aurait ajouté une certaine unité à l'ensemble! ;^)
Ce qui m'a le plus agacé :
- quelques petites maladresses au niveau du texte. Les dialogues et les monologues internes des personnages manquent parfois un peu de naturel. La pipelette de la p.6, par exemple, nous balance certaines informations de manière un peu trop plaquée. De plus, l'enchaînement des deux premiers phylactères du bouquin, dans le haut de la p.4 engendre une répétition, tout comme on retrouve trop de ET dans le texte du mentor, dans la 7e vignette de la p.5. Sans compter l'horrible «Si je voudrais...» de la p.59!!! Bref, je crois que Le David gagnerait à relire ses textes à voix haute, afin de les peaufiner, AVANT de les retracer à leur emplacement définitif.;^)
- un élément important non abordé: la jeunesse de Janvier! Le récit débute alors que le personnage a, peut-être, une vingtaine d'années, et il se désillusionne assez rapidement suite à son affection au laboratoire de légumineuses... Mais qu'en est-il de son enfance, de ses études, de sa formation?? Il n'avait jamais, auparavant, été confronté au fait qu'il ne pourrait jamais changer les choses établies? Il n'a jamais contesté les «dogmes» de sa société, au cours de son adolescence?? Ça me semble peu probable! Habituellement, le genre de sociétés totalitaires comme celle qu'on nous présente ici tue le rebelle dans l'œuf, et l'entraîne à ne pas interroger les habitudes. À mon avis, c'est un aspect qu'il aurait fallu aborder ici, au moins minimalement.:^S
- la trop grande efficacité du caractère déprimant du récit. C'est sûr que, si je vous dis qu'on sort de ce bouquin déprimé, c'est que le genre fonctionne et que cet aspect devrait donc se retrouver dans la liste des points forts!! ;^) Le problème, c'est que je n'aime pas trop la déprime, ni le fait que le héros n'ait aucun espoir! Même sa collaboration avec la clique des Semeurs ne mènera à rien!! Son épopée vers l'autre base se soldera par un gros vide... et, en plus, il y perdra le peu qu'il avait pu accumuler dans sa base d'origine: sa chambre, son statut, ses amis, sa petite copine potentielle!... Avouez que c'est décourageant!! Et je ne vous parle surtout pas de la finale, qui m'a laissé un peu circonspect: j'hésite entre le fait de ne pas être sûr de la comprendre et celui de NE PAS VOULOIR comprendre ce que je pense comprendre!! ;^) Bref, je le répète, à lire durant un été ensoleillé, alors que votre moral est au beau fixe!! ;^D
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