L'ORIGINE DE LA VIE, AUTOBIOLOGIE DE MOLÉCULE ORIGINELLE
Scénariste(s) : Leif TANDE
Dessinateur(s) : Leif TANDE
Éditions : la Pastèque
Collection : X
Série : Origine de la vie
Année : 2008 Nb. pages : 374
Style(s) narratif(s) : Strips
Genre(s) : Héros animalier, Humour fantaisiste, Humour grivois, Humour social, Humour songé, Blogue
Appréciation : 4.5 / 6
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366 jours dans la vie d'une molécule névrosée
Écrit le mercredi 22 juin 2011 par PG Luneau
Quand on ouvre cette petite brique de près de 375 pages qu’est l’Origine de la vie, si on sait qu’on s’apprête à plonger dans la soupe originelle qui a donné «naissance» à la première molécule vivante de notre planète, on ne s’attend sûrement pas à ce que cette dernière soit si bavarde, songée et obsédée par son identité!!?
J’ai rencontré Leif Tande, l’auteur à l’origine de ce projet, dans le cadre du dernier Salon du livre de Montréal. Il m’a alors expliqué qu’il a débuté le tout sur son blogue, en se donnant le défi de produire une petite page par jour, pendant quelques mois, jusqu’à ce que l’ennui ou l’impression de tourner en rond le prenne. À notre grand bonheur, le talentueux créateur ne s’est pas lassé : se laissant plutôt prendre au jeu, les mois ont défilé et c’est avec un résultat s’échelonnant sur toute une année qu’il s’est retrouvé!! La Pastèque a ensuite décidé de l’éditer en album!!
C’est qu’elle en a, des choses à dire, cette première petite molécule vivante de toute la création! En plus de s’extasier (ou de se désoler!) de chacune de ses transformations ou de ses mitoses, elle jette un œil nouveau (pour ne pas dire «originel»!) sur TOUT ce qui constitue notre existence! Et quand je dis tout, c’est tout! Avec une approche toujours humoristique, l’auteur profite de son personnage pour nous lancer dans d’intéressantes réflexions sur des tonnes de sujets divers. Voyez vous-même : la solitude, la masculinité vs la féminité, l’adolescence, le rôle de parents, le divin et la spiritualité vs les dogmes, le créationnisme, les handicaps, le sexe, le lesbianisme, l’inceste, la schizophrénie, l’hypocondrie, la vengeance, la vieillesse et la retraite, la mort… et même les baby-boomers, l’Internet et la pollution nocturne!! On se croirait en plein cours de philo, mais l’humour et l’intérêt en prime!!
Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il y en a pour tous les goûts!! Et je n’ai pas tout listé!! Ainsi, au fil de son évolution (au commencement, elle ressemble à une crotte de souris mais, peu à peu, une tête, des yeux, puis des appendices divers feront tout doucement leur apparition), notre «héros» (si l’on peut utiliser un tel terme!?) croisera une étrange voisine, muette, qui alimentera son imaginaire, puis se scindera en deux pour donner «naissance» à son fils… puis à ses filles... qui eux-mêmes s’occuperont de lui donner des «petits-enfants», tout en alimentant ses réflexions tantôt cinglantes, tantôt burlesques, généralement fort bien tournées et souvent plus profondes qu’elles en ont l’air!
Tande démontre un sens du punch vraiment phénoménal. Pour réussir à placer un semblant de chute à la fin de chacune de ses 366 mini-planches, en se renouvelant sans cesse et en évitant de tomber à plat, il fallait le faire!! Car malgré le format à peu près carré (chaque page fait environ 17 cm par 22), nous sommes bien en présence de strips puisque chaque planche nous montre une suite de deux, trois ou quatre vignettes, sans cadre – ce qui rend le tout très coulant et renforcit l’impression de «soupe originelle» dans laquelle notre regard erre. Les monologues ou dialogues de ces planches s’enchaînent, mais presque toutes ces pages se laissent lire de manière indépendante. C’est vraiment du grand art scénaristique, je trouve.
Et, précisons-le tout de même car les profanes pourraient se laisser duper, malgré son nom de plume tout ce qu’il y a de plus scandinave, compère Leif est Québécois pure laine! C’est donc un autre excellent produit de chez-nous! Et quand ces produits sont aussi exceptionnels, tant dans le fond que dans la forme (les dessins sont d’une simplicité désarmante, mais d’un chic fou!), pourquoi allez voir ailleurs?!
Plus grandes forces de cette BD :
- l’objet livre, très beau, avec son petit format à peu près carré qui ajoute à l’originalité. La maquette a un fini pelliculé doux au toucher que j’adore, et les couleurs sobres de la couverture nous offrent d’emblée la trame qui servira de décor, en filigrane, tout au long de l’album : son allure de bouillon de culture fait très concept. D’ailleurs, tout le design est très class. Pour reprendre les termes mêmes d’un personnage qui commente ce qu’il voit autour de lui, dans les strips des 27 et 28 octobre, le décor est «épuré et sobre tout en étant stylisé et design», dans un «merveilleux style néomoderne-kitsh-rétro un peu suranné». J’ai adoré quand ces volutes de soupe originelle se sont fissurées, à la fin du mois d’août, au moment où le petit-fils cannibale a roté un peu trop fort! L’idée de teinter chaque mois d’une seule couleur de fond nous aide à suivre la chronologie et à assimiler la progression du personnage principal.
- ma superbe dédicace couleur et conceptuelle!! Tande a fait le portrait de mon ancêtre originel : «le Pierre-Grégoïde à folicules ondulant » (sic – doit-on comprendre que c’est tout le Pierre-Grégoïde qui ondule, et non les follicules, ou est-ce une simple faute d’accord, au même titre que la faute d’orthographe – le double L oublié au mot follicules!?!). La toute mignonne bestiole «pieuvroïde» est d’un beau mauve, avec ses fameux follicules verts, et ses six yeux, de taille différente, lui donnent un air charmant : c’est tout moi!!
- le talent de dessinateur de Tande. Je suis fasciné par son habileté quand il parvient, à l’aide d’une simple tache rondouillette et de deux yeux (ou parfois même d’un seul!!), à imprégner des sentiments à cette molécule, à nous la rendre humaine! Il nous montre les attitudes de cette dernière avec un minimum de matériel : quand le père sermonne son fils, au mois de mars, on entend le ton des voix et on ressent leurs émotions respectives, même si on n’a affaire qu’à deux taches!! Et l’évolution du personnage est si graduelle qu’on se laisse surprendre à chaque fois quand on constate, en même temps que la créature, qu’elle a un nouvel appendice, par exemple. Du grand art visuel! D’ailleurs, Tande le fait dire lui-même à son personnage, dans le strip du 13 avril : «Je suis un vrai chef-d’œuvre du minimaliste, moi!» Tout à fait juste, monsieur Tande, et vous en êtes le maître d’œuvre!
- l’évolution de la trame narrative. Il n’y a pas que le personnage qui évolue doucement! Le récit évolue aussi, au fil des monologues du «héros» ou des dialogues qu’il tient avec sa progéniture. Même si chaque page ne nous offre que deux ou trois vignettes, elle se termine par un gag, un suspense ou une chute!! C’est merveilleusement bien construit, ingénieusement pensé… et très efficace.
- la qualité de l’humour. Il fallait le faire : 366 gags qui s’enchaînent et se complètent! Le pari était grand. Et sur des thèmes pas toujours faciles! Pour ce faire, on a droit à bien des facettes du spectre de l’humour : l’humour social, toujours un peu mordant; les jokes en bas de la ceinture, incontournables; et l’humour burlesque, comme lorsque la créature fait référence au calendrier et nous spécifie qu’il se sent seul à la St-Valentin (le strip du 14-02) ou qu’on veut «déguiser» le décor pour l’Halloween (dans le strip du 31-10) !!!! Du grand art scénaristique! On trouve aussi de l’humour un peu intellectualisant parfois, qui nous permet de réfléchir et nous fait sentir brillants. Et beaucoup d’absurde : par exemple, la molécule-père qui aime bien son premier-né, mais qui aimerait parfois retrouver sa solitude, certains soirs, «quand il navigue sur Internet» (23-03)! Ou quand la molécule-fils exige que son père lui paye un appartement (27-03)!!
- la variété des thèmes abordés, et pas des plus légers! On passe des plus hard (l’avortement post-natal, le suicide, le cannibalisme…) aux plus profonds (le sens de la vie sur terre…), en passant par les plus légers (la décoration intérieure ou le végétarisme). Et toujours avec des phrases impayables, comme : «Finalement, être parent est une ode à la vasectomie!» (04-04).
- l’ampleur du projet. 366 pages!! On a de quoi lire en masse… Heureusement, car le livre n’est quand même pas donné (voir plus bas)!
- les tournures de phrase bien québécoises, souvent en joual (surtout quand c’est le fils qui parle!). Tande s’amuse à en mettre, et exagère quelques fois la mise, comme le prouve ce : «J’va vous faire souffert jusqu’à ce que vous vous soyez PLAINDU!» du 15 novembre. D’ailleurs, ces emportements langagiers des plus familiers créent un décalage marqué avec le langage hypersophistiqué utilisé pour expliquer cet univers technique bien particulier dans lequel vivent ces molécules, langage qui, ma foi, est probablement à moitié inventé! Ainsi, on passe du «Mais tu vois bin qu’ça pas d’bon sens! Tu t’es-tu vu l’allure?» (24-05) à des phrases dignes de Boileau, farcies de termes comme paléoprotérozoïquien, fratriphage, chloroplastes, vacuoles digestives ou schizophrénie évolutive de type hébéphrénique délisionnelle!
- les personnages qui, au final, se révèlent tous barjots!! Déjà que le personnage central est complètement névrosé, ça devient délirant quand son fils tombe accro aux drogues de toutes sortes lors d’un trip initiatique en Inde !! Quant aux deux sœurs, siamoises pendant un temps, leur côté revanchard et parricide n’est pas de tout repos non plus!! À lire, comme ça, on se croirait presque en plein cœur d’un soap américain, mais comment peut-il en être autrement? Avec une seule cellule à la base, on n’a vraiment pas le choix de passer par l’inceste parent-enfant ou frère-sœur! Même chose pour le petit-fils qui deviendra le premier cannibale : quoi faire quand on est le premier à avoir une bouche, qu’on a faim, et que tout ce qu’il y a de vivant autour de nous sont les membres de notre propre famille?!? Bref, Leif Tande nous propose du délire déjanté, tout en nous faisant réfléchir intelligemment. Un tour de force, réussi de main de maître, je vous dis!
Ce qui m’a le plus agacé :
- quelques coquilles. Un «ça» sans cédille (le 15-08), un «quoi» sans u (le 17-09), un «du» inutilement doublé (le 14-11), l’absence du «ne» (le 09-06)… Certains choix sémantiques m’ont moins impressionnés, comme le «Phoque la mort» du 25 octobre. Tant qu’à être vulgaire, assumons-le jusqu’au bout et utilisons le vrai terme, même si nos amis anglais préfèrent parler du «F*** word»!
- l’absence de pagination réelle. On peut toujours se repérer avec les datations, inscrites en tout petit dans le bas de chaque planche… mais organisez-vous pour avoir de bonnes lunettes!!
- le prix. J’avoue que j’avais aperçu l’album une fois ou deux en librairie mais que, malgré mon intérêt, je l’avais rapidement remis sur les tablettes à la vue du prix : plus de quarante dollars!!! Je comprends que c’est un très bel objet et qu’il y en a, des pages, pas mal plus que dans un album normal! Mais je vous conseille peut-être plus de l’emprunter à votre bibliothèque… À moins que vous ne soyez un fan de Leif Tande, ou de BD d’exception, ou de curiosités humoristiques… ou de paléoprotozoaires philosophes, auxquels cas vous voudrez posséder, tout comme moi, cette œuvre d’art dans votre bibliothèque personnel!
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