POUR EN FINIR AVEC NOVEMBRE
Scénariste(s) : Sylvain LEMAY
Dessinateur(s) : André ST-GEORGES
Éditions : les 400 coups
Collection : Mécanique générale
Série : Pour en finir avec novembre
Année : 2010 Nb. pages : 166
Style(s) narratif(s) : Roman graphique
Genre(s) : Thriller, Récit psychologique
Appréciation : 3.5 / 6
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Quand la Crise d'Octobre se répercute bien longtemps passé novembre!
Écrit le dimanche 26 juin 2011 par PG Luneau
Pour nous, Québécois, la Crise d’Octobre est une des périodes les plus troubles de notre histoire. Avec la Bataille des plaines d’Abraham et la Révolte des Patriotes de 1837-1839, c’est l’un de nos rares «événements politiques violents», et un moment-clé de l’histoire du nationalisme dans notre province. Une crise qui en a écorché plusieurs, mais qui aurait pu être encore plus funeste. Bien sûr, on peut être pour ou contre le déploiement de forces massives mis de l’avant par les dirigeants de l’époque pour mater cette rébellion dans l’œuf, mais un fait demeure : les actes criminels commis par les cellules Libération et Chénier n’ont laissé personne indifférent!
Il est curieux de constater, cependant, combien ces moments marquants de notre passé n’ont pas été beaucoup exploités par les artistes de tout acabit! Notre défaite de 1759 et la pendaison des Rebelles de 1839 sont relativement absentes de notre bagage culturel : toute proportion gardée, bien peu de films, de livres ou de pièces de théâtre s’en servent comme toile de fond. Bien peu d’œuvres d’art, aussi. Et si ces moments-là ont été peu exploités (comme si on n’aimait pas, en tant que peuple, se faire remettre nos échecs sur le nez, même sous forme artistiquement retravaillée), qu’en est-il de la Crise d’Octobre qui, elle, ne date que de 1970! Elle est encore si fraîche que son impact sur l’imaginaire collectif est encore trop présent, dirait-on… Personne ne ressentait le désir d’en reparler, comme si on n’avait pas le recul nécessaire pour la présenter sous un angle nouveau, différent…
Et bien, Sylvain Lemay, scénariste et professeur de scénarisation émérite à l’École Multidisciplinaire de l’Image de l’Outaouais, a décidé de s’attaquer à ce moment-charnière et de l’utiliser comme nœud central de son dernier récit, Pour en finir avec novembre ! Après quarante ans, il est peut-être temps de ressasser ce passé récent et d’y jeter un coup d’œil extérieur, question d’essayer de comprendre un peu ce qui s’y est passé? Avec l’aide d’un de ses anciens élèves aux crayons, André St-Georges pour ne pas le nommer, monsieur Lemay nous a concocté un récit prenant, construit de remarquable façon.
En 1970, à Montréal, deux groupes réactionnaires militant pour l’indépendance du Québec enlèvent James Richard Cross et Pierre Laporte, deux distingués représentants de l’establishment qu’ils désirent ébranler. Leurs actes d’éclat, ainsi que la lecture de leur manifeste à la télévision nationale, inspirent quatre autres jeunes idéalistes de l’Outaouais, qui décident de les imiter, emportés par leur désir viscéral de changer les choses et de contribuer à leur manière à ce vaste mouvement de contestation. Ils fondent la «cellule Montferrand» et planifient d’enlever le beau-père anglophone de l’un d’eux, question de mettre de la pression sur les gouvernements en place et forcer ainsi l’indépendance du Québec. Mais tout ne se passe pas comme prévu…
Vingt-six ans plus tard, en 1996, un mystérieux maître-chanteur menace les survivants de cette cellule révolutionnaire de tout dévoiler en leur faisant parvenir, un à la fois, les chapitres d’un livre qui raconte dans les moindres détails absolument tout ce qui s’est passé à l’époque… des révélations qui risquent de détruire complètement la nouvelle vie que tous avaient réussi à se forger depuis lors!
Mais que s’est-il donc passé, cette fameuse nuit-là?? C’est là l’un des éléments les plus intéressants de ce petit roman graphique de 166 pages en noir et blanc. Sylvain Lemay a eu l’ingénieuse idée de raconter son récit par une succession de petits chapitres qui font s’alterner les années 1970, 1996, 1976, 1983, 1990, 1995, 1992 et 2008, dans l’ordre et dans le désordre! Ce patchwork de sauts dans le temps nous tient alerte, car il nous oblige à faire les liens entre ce que l’on sait déjà (ou ce que l’on croit savoir!) et ce que l’on découvre. De plus, il permet à l’auteur de vraiment distiller ses révélations au compte-gouttes et de souligner à gros traits l’évolution de ses personnages.
En effet, en plus d’un bon portrait social de l’époque, c’est à une illustration des changements qui jalonnent l’existence de tout être humain que les auteurs nous convient. Les très nombreux retours dans le temps mettent en perspective les gains et les pertes qui s’imposent avec l’âge : les idéaux perdus, l’embourgeoisement, l’engoncement face à certaines idées, les kilos et les rides en plus, les cheveux en moins… et les constats d’échec.
Pour en finir avec novembre nous offre une histoire marquante, qui m’a littéralement habité pendant les quelques jours qu’a duré ma lecture. J’ai pris beaucoup de plaisir à jongler avec les pistes mises de l’avant par l’auteur. J’ai beaucoup réfléchi sur le sujet et j’ai adoré tenter de deviner le fin fond de l’histoire, essayer d’anticiper, ce que la construction non linéaire du récit nous permet de faire. Mon seul bémol serait de l’ordre du dessin.
En effet, monsieur St-Georges a employé un trait souple et crayonné pour le moins simpliste… mais beaucoup trop vide! S’il y va de quelques compositions de décor plus étoffées, principalement pour les plans généraux qui illustrent la première page de chacun des chapitres, ses planches suivantes nous présentent presque exclusivement des vignettes sans décor, quelque soit le type de plans choisi. Je veux bien croire qu’un gros plan n’a pas nécessairement besoin de fond, mais quand les plans rapprochés, américains ou même moyens n’offrent qu’un blanc absolu (ou deux-trois lignes indistinctes) comme décor, c’est bien pauvre! J’aurais beaucoup aimé reconnaître, dans les arrière-plans, des éléments distinctifs des époques parcourues. Compte-tenu du grand nombre de sauts dans le temps, ces détails iconographiques (accessoires, affiches, tapisseries, mobiliers, voitures, vêtements, marques de commerce…) auraient dû être d’une richesse exemplaire. Ils auraient été d’excellents indicateurs pour aider le lecteur à se repérer, de même qu’ils nous auraient offert un superbe éventail des différentes modes que nous avons traversées… ou subies! Mais nous devons plutôt nous rabattre presque exclusivement sur les visages des personnages, respectant tout à fait le style de la «ligne claire»… mais parfois dessinés de manière assez malhabile, malheureusement, comme en témoigne la vignette du baiser de la page 107.
Bref, je trouve dommage qu’une histoire aussi forte (qui se serait mérité un 4,5 sur 5) n’ait pas été soutenue par un dessin plus solide, plus complet, plus riche. Néanmoins, j’ai passé un bon moment de lecture et, surtout, je remercie les deux créateurs pour avoir su susciter chez moi un intérêt nouveau pour cette période de notre histoire récente à laquelle je ne m’étais jamais attardé.
Plus grandes forces de cette BD :
- l’intérêt historique certain. Comme je le disais plus haut, il est grand temps que des auteurs, des dramaturges, des peintres et des compositeurs se tournent un peu plus sérieusement vers cette page entachée de notre histoire et nous en offrent leur vision artistique. Personnellement, cette BD m’a littéralement allumé, et elle m’a donné le goût d’aller creuser un peu plus sur le sujet, dans le Net et ailleurs. Merci, messieurs!
- certains passages très amusants. La première apparition du personnage de la belle-mère chiante est très drôle (qu’est-ce qu’on la déteste presque instantanément, celle-là!!), de même que les commentaires du journaliste littéraire acerbe, lors du lancement du livre de Jean. Et je ne parle évidemment pas de la première tentative d’enlèvement raté : tout simplement désopilante! De plus, je réalise maintenant que les quatre principaux protagonistes, membres de la cellule Montferrand, se nomment Luc, Jean, Mathieu et Marc!!! Il y a pourtant bien peu de liens entre ces personnages et les quatre évangélistes!! Étrange…
- les nombreux clins d’œil que le scénariste se fait à lui-même! Son personnage d’auteur un peu raté, Jean, porte son patronyme, Lemay. Pour sa part, Mathieu est non seulement prof de littérature à l’Université du Québec en Outaouiais (tout comme Sylvain Lemay, qui y enseigne la BD), mais son épouse, qu’il présente à la fin, se prénomme Rosario. Curieusement, monsieur Lemay dédicace l’album à la mère de ses enfants, prénommée Rosaura. Si on rajoute à cela la scène finale, où on assiste à la première rencontre entre un certain Sylvain, scénariste, et un André, on réalise que l’auteur est réellement bien présent dans toute son œuvre! Est-ce pour cela qu’on peut y sentir une critique assez sévère du monde littéraire? Doit-on y voir un peu d’autofiction??
- l’intrigue, super prenante. Que de mystères sur ces événements passés! Et la construction du récit, avec tous ces non-dits qui font en sorte de nous laisser languir! C’est génialement bien raconté. En fait, l’histoire sonne si vraie que je me suis surpris à me demander si elle n’avait pas un fond autobiographique!! Cette impression était d’ailleurs tellement forte, tout au long du livre, que la scène finale, qui nous montre Lemay et St-André qui commencent à cogiter sur le projet, n’était pas vraiment nécessaire!!
- les très nombreux punchs finaux. Les quarante dernières pages se dévorent d’un coup tant le suspense est à son comble! Ce n’est que révélations par-dessus révélations par-dessus révélations!! Et je défie quiconque d’avoir vu venir tous ces revirements!! Bravo, monsieur Lemay!
Ce qui m’a le plus agacé :
- le décalage entre la petite image de la page-titre, très détaillée, et tout le reste de l’album. Cette vignette, qui représente des soldats en train de patrouiller une rue de Montréal, comme ce fut le cas quand la Loi sur les mesures de guerre a été adoptée par le gouvernement Trudeau, en 1970, nous démontre que St-Georges est capable de garnir ses décors de détails, quand il le veut. J’ai été assez surpris en constatant que les décors du reste de l’album n’avaient pas ce même souci de minutie.
- les dessins très très trop épurés. J’en ai déjà longuement parlé plus haut, La simplicité des traits, qui rappelle un peu le dessin de Rabagliati, fait tout à fait chnu quand les décors sont presque absents, comme c’est souvent le cas ici. De plus, la proportion des têtes par rapport aux corps est toujours un peu exagérée. Dommage…
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