UN ZOO EN HIVER
Scénariste(s) : Jirô TANIGUCHI
Dessinateur(s) : Jirô TANIGUCHI
Éditions : Casterman
Collection : Écritures
Série : Un zoo en hiver
Année : 2009 Nb. pages : 232
Style(s) narratif(s) : Roman graphique (Manga)
Genre(s) : Quotidien, Récit psychologique
Appréciation : 4.5 / 6
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Tranquille cheminement à saveur autobiographique
Écrit le vendredi 22 janvier 2010 par PG Luneau
Quand on plonge dans Un zoo en hiver, on entre dans le quotidien tranquille d’un jeune homme qui aspire à devenir mangaka. Mais on pénètre aussi dans l’œuvre du grand Jirô Taniguchi, un artiste japonais doué et éminemment réputé.
Tout au long des plus de deux cents pages de ce roman graphique, on suit Hamaguchi dans son apprentissage du métier de dessinateur de manga… et dans son apprentissage de la vie! Après avoir laissé son emploi chez un grossiste en tissu chez qui il aspirait vainement devenir concepteur de motifs, le jeune homme se décide enfin à affronter la grande ville. Il quitte son patelin et débarque à Tôkyô, sans plan précis. Là, un ami de lycée le met en contact avec M. Shiro Kondô, un mangaka professionnel fort bien coté. Avant même qu’il ne le réalise vraiment, le jeune Hama se retrouve troisième assistant-dessinateur du grand artiste!
En compagnie de celui-ci et de sa petite équipe, composée de deux autres assistants et de la représentante de la maison d’éditions qui travaille avec eux, au studio, Hamaguchi connaîtra le stress incroyable et le travail plus qu’acharné qui précèdent les heures de tombée, alors que tous doivent souvent dessiner, encrer et peaufiner des planches vingt ou vingt-deux heures par jour pendant deux ou trois jours de suite, ne profitant que de petites siestes de deux ou trois heures! Il réalisera que le métier d’assistant peut-être éteignoir et qu’il laisse peu de temps libres pour ses propres projets. Ça devient donc très facile de s’oublier et d’en perdre toute aspiration, tel son comparse Moriwaki. Il constatera aussi que l’inspiration ne vient pas facilement et que la concurrence est féroce.
De plus, grâce à M. Kikuchi, un ami de son maître qui vient souvent les déranger pour les inviter à faire la fête, il sera initié à la vie nocturne de Tôkyô et fera quelques rencontres qui l’aideront dans son cheminement.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que Monsieur Taniguchi traite ici d’un sujet qu’il connaît sur le bout des doigts puisqu’il nous présente l’univers ingrat des dessinateurs de BD japonaises. Est-ce que son récit est d’inspiration autobiographique pour autant? Je ne le sais pas, mais j’ai tendance à le croire tant les doutes et les émotions ressentis par son personnage principal sonnent justes.
J’ai bien aimé vivre ce début de carrière par procuration. Bien sûr, il faut être dans un certain état d’esprit pour apprécier ce genre de texte sur le quotidien : on est loin des explosions hollywoodiennes ou des gags aux deux lignes! Pour ma part, j’y ai retrouvé les mêmes plaisirs et la même douceur de vivre que j’avais ressentis lorsque j’ai lu le très touchant Journal de mon père, du même auteur, qui m’avait fait découvrir qu’un manga peut-être fort et intelligent. Je m’organiserai sans doute pour lire d’autres titres de ce fabuleux artiste, la Montagne magique ou l’Homme qui marche, par exemple…
Plus grandes forces de cette BD :
- l’objet-livre. Beau format (quoiqu’un peu pesant pour être lu couché!), belle couverture sobre, satinée, agréable à l’œil et au toucher.
- la division en chapitres, qui renforcit l’appartenance au genre «roman graphique». Puisque chaque nouveau chapitre est introduit par une belle illustration pleine page de notre héros, les mains dans les poches, devant un nouveau décor sublime, c’est un vrai régal pour les yeux!
- le ton posé du récit, calme et lent. Ça a peut-être l’air cliché de le dire, mais le rythme lent, qui laisse fréquemment place à des vignettes de transition où l’on voit des plans panoramiques de paysages ou des gros plans, fait très asiatique. On s’attend à ce genre de digressions visuelles dans la littérature japonaise, et ces pauses démontrent bien l’état d’esprit de Hamaguchi.
- les nombreux moments de recueillement et d’introspection du héros. Très représentatifs de tous les questionnements professionnels, amoureux, familiaux ou sociaux des jeunes adultes de son âge, ils restent sobres et doux, sans tomber dans des profondeurs tortueuses dont on se lasse vite. La façon qu’a M. Taniguchi de nous les suggérer plutôt que de nous les imposer est d’autant plus agréable. Ces moments m’ont beaucoup rappelé les introspections du héros endeuillé de l’excellent Journal de mon père, du même auteur.
- les plans panoramiques d’une précision photographique, merveilleusement tramés et hachurés. Je ne sais si ces paysages (quartiers résidentiels banals, centres-villes agités, «night life» clinquante, forêts et jardins enchanteurs…) sont l’œuvre de M. Taniguchi ou si, comme son personnage de Shiro Kondô, il laisse tout ce sale boulot à ses assistants. Chose certaine, il s’agit de véritables petites œuvres d’art. Bravo!
- l’entrée en scène de la jeune Mariko, femme à la santé très fragile qui viendra bouleverser (en douceur!) la vie tranquille de Hamaguchi et rajouter une touche de tendresse au récit. La relation qui se développera entre les deux personnages, même si elle arrive tard dans l’histoire, est vivifiante et d’autant plus intéressante qu’elle n’est traitée ni avec mélo, ni avec un happy end mièvreusement américain. La fin, à l’image de tout le reste, est sobre et douce, asiatique…
- le retour d’Ayako, la fille du premier patron de Hamaguchi. En effet, l’épisode narré au premier chapitre semble tout à fait déconnecté du reste du roman jusqu’à la toute fin, quand le héros finit par recroiser ce personnage qui, en toute simplicité, dans le cadre d’une conversation banale, finit de lui ouvrir les yeux. C’est habilement construit, somme toute, même si je commençais à désespérer de la revoir.
Ce qui m’a le plus agacé :
- l’absence de couleurs? Toutefois, les dessins de M. Taniguchi sont d’une telle précision chirurgicale que peut-être la couleur aurait gâché l’effet? Peut-être pas non plus, si je me fie à la coloration de la couverture, que je trouve très réussie : le bleu mauve y est très intense, je l’adore!
- l’occidentalisation des traits de tous les personnages. En effet, comme c’est le cas dans la grande majorité des mangas, personne n’a les yeux bridés! Pourtant, nous sommes en plein cœur de Tôkyô!! J’ai toujours trouvé étrange qu’un très grand nombre d’Asiatiques renient ainsi ce détail si caractéristique de leur personne. J’ai déjà vu quelques reportages au sujet des opérations chirurgicales de «débridage» des yeux, en hausse exponentielle. Sans être sociologue, je suppose que si aucun mangaka ne dessine d’œil bridé, c’est peut-être parce que leur public cible préfère ne pas en voir? Quelle curieuse situation!...
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