#01- MARCINELLE BLUES
Scénariste(s) : Yann Le Pennetier dit YANN
Dessinateur(s) : Simon LÉTURGIE
Éditions : Dupuis
Collection : X
Série : Spirou Dream Team
Année : 2011 Nb. pages : 53
Style(s) narratif(s) : Gags d'une à cinq planches
Genre(s) : Héros animalier, Hommage, Humour parodique
Appréciation : 5 / 6
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Des gags délirants au sujet des pros, par des pros, pour les pros... et ceux qui les aiment!
Écrit le dimanche 17 juillet 2011 par PG Luneau
Depuis dix ou quinze ans, les maisons d’éditions franco-belges vivent de gros chambardements. Tous les majors fusionnent ou s’achètent mutuellement! De mon petit coin du Québec, j’y porte peu d’intérêt, et c’est pourquoi je ne sais plus trop qui possède maintenant qui de Lombard, Hachette, Dupuis, Dargaud, Casterman ou Glénat… Je sais juste qu’avec la montée de certains petits devenus grands (Delcourt, Soleil…) et la menace asiatique (les fameux mangas!), le monde de l’édition semble ne plus trop savoir où donner de la tête!
Comme tout ce qui perdure depuis longtemps, le magazine Spirou a dû se moderniser, question de rester en phase avec son époque! L’attrait des gags faciles de «personnages à gros nez» (expression maintenant consacrée pour parler des séries classiques à l’humour bon enfant de l’âge d’or de la BD franco-belge, telles Astérix, les Schtroumpfs, Boule & Bill et autres Cédric) commence à s’essouffler et on veut brasser les cages. Pour y arriver, les dirigeants du magazine ont décidé entre autres de faire appel à Yann et à Simon Léturgie, deux bédéistes tout à fait capable de ne pas faire dans la dentelle (on n’a qu’à penser à certaines de leurs séries comme les Innommables, Outre-tombe, Spoon & White, Bob Marone…)!
L’incisif duo a eu envie de reprendre une idée qui a déjà fait ses preuves à de nombreuses reprises : pourquoi ne pas illustrer les travers et déboires de tout ce petit monde qui fourmille dans ces maisons d’éditions? Franquin avait ouvert le bal avec son Gaston, en nous offrant les dessous de chez Dupuis, dans les années 60 et 70. Zidrou et Bercovici ont pris la relève, avec le Boss au début des années 2000. Même Greg a étalé publiquement les vicissitudes des bureaux du journal Pilote, pastiché en Polite dans son album d’Achille Talon le plus vendu encore aujourd’hui. C’est dire que les dessous du monde de l’édition, ça attire les curieux! Personnellement, je suis un grand amateur de dessous… je suis un brin pervers, je présume! Je vous ai d’ailleurs déjà présenté, dans cette même Lucarne, un album de la série Gottferdom studio, où Dav fait sensiblement la même chose avec le studio des dessinateurs de l’écurie Soleil, tout comme Hislaire et Darasse l’avaient fait avec leur série la Gang Mazda, au début des années 90.
Bref, Yann et Léturgie ont décidé de reprendre le classique univers de la rédaction du mythique journal Spirou… Ils ont situé leurs gags à Charleroi, dans le quartier de Marcinelle. Par contre, la tour où se trouvent les bureaux ressemble à s’y méprendre au célèbre édifice du Lombard, à Bruxelles!! D’ailleurs, impossible de se tromper : il est surmonté de l’insigne à l’effigie des grosses têtes de Tintin et Milou!! Voyez-vous, déjà, la confusion totale de tous les majors ! D’ailleurs, la «nouvelle» maison d’éditions qu’ils mettent en charge du magazine s’appelle… la Darpuis-Longkanard! Ces auteurs se mettent en quatre pour amalgamer le plus d’éléments possibles (Darpuis étant la fusion de Dargaud et Dupuis) et ils s’en donnent à cœur joie! Sans être trop vulgaires ou méchants, ils n’épargneront aucune des personnes présentes dans ce bâtiment, tout au long des situations délicieusement caricaturales qu’ils nous conteront!
Par exemple, l’édifice voisin est un hospice pour bédéistes vieillissants, le Dentier joyeux… financé par Raoul Cauvin! Et si monsieur Dupuis est toujours resté invisible dans les gags de Gaston Lagaffe, ici, les dirigeants sont omniprésents… mais costumés et masqués à la Ku Klux Klan!! Dès la deuxième case du premier gag, ils affichent leurs couleurs : la hausse de leurs profits n’a été QUE de 6,95 % l’an passé, ce qui est inadmissible! D’où l’importance de changer l’orientation du magazine! Ils passent donc à l’embauche d’un nouveau directeur (Frédéric Niffle, réel rédacteur actuel chez Spirou) qui lui-même désire embaucher les plus grands (sont ici cités Larcenet, Zep, Satrapi, Trondheim, Sfar et Franquin)… mais n’a les budgets que pour … Yann et Léturgie!! Voyez-vous ici le décalage occasionné par cet «auto-portraitisation» de la situation?! C’est toujours ainsi, tout au long des gags!
Les problèmes courants de ce milieu de travail sont pris à bras le corps par le scénariste : prépondérance des profits, droits d’auteur (sur les œuvres, mais aussi sur les produits dérivés), invasion des mangas, rivalités entre artistes, place des femmes dans ce monde d’hommes, mise en marché plus ou moins soutenue, salons du livre et autres Angoulême… mais toujours avec un humour brillant qui mélange tout! Les auteurs ont un sens inouï pour tout passer à la moulinette et pour reconstruire leur univers, à l’aide de jeux de mots et de caricatures qui font en sorte qu’on reconnaît tout le monde et personne! On y retrouve autant des individus réels connus (Cauvin, Peyo, Gos, Conrad, Tarrin…) que moins connus (Niffle, de Kuyssche, Dayez…), mais aussi des personnages incarnés! Ainsi, on assiste au discours de Boule qui célèbre ses 50 ans et on voit Ducky Duck, un Lucky Luke «canardisé»… qui lynche carrément ses adversaires parce qu’il leur en veut de l’avoir floué! De même, un certain monsieur Flouzemaker, rondouillet homme d’affaires irascible, vient pour signer un important contrat… Ça ne vous rappelle personne? Tous les amateurs de Gaston auront reconnu, sous ce pseudonyme (lui-même tiré des aventures de Sibylline, d’ailleurs, et devenu le nom d’une petite maison d’éditions!), le personnage de De Mesmaeker!
Et ça ne dérougit jamais!! Il y a tant de clins d’œil (dans les noms de personnages, dans les visages, dans les situations…) que c’en est essoufflant! Même si je commence à connaître un peu les noms de plusieurs de ces bonzes du neuvième art, il est clair que je suis passé à côté de plus de la moitié des allusions qui se cachent dans cet album! J’ai l’impression d’en avoir capté les deux cinquièmes, environ… mais j’imagine que j’en capterai encore un peu plus à chaque relecture, comme quand on lit un bon Astérix!
Pour ce qui est du dessin, Léturgie a opté pour de superbes personnages animaliers, avec un trait qui rappelle celui de Billy the cat. La personnification des animaux est vraiment belle : son paon, qui incarne Frédéric Niffle en rédac’ chef imbu et fendant, est vraiment très réussi, de même que le pingouin joufflu qu’il dessine pour représenter son Flouzemaker-De Mesmaeker! De plus, il est clair que plusieurs des animaux figurants, qui représentent les dessinateurs anonymes de la boîte, caricaturent des artistes connus… Malheureusement, comme je ne connais pas leur bouille, je ne peux pas les identifier formellement, mais je sens que c’est là un exercice que les vrais fanatiques pourront s’amuser à faire, en plus de leur lecture!
Évidemment, compte-tenu de son contenu assez pointu, cet album ne s’adresse pas vraiment à ceux qui n’ont jamais ouvert une BD de leur vie! Bien qu’ils comprendraient probablement la plupart des gags et qu’ils apprécieraient le traitement visuel soigné, les profanes passeront à côté des centaines de clins d’œil, d’allusions et de sous-entendus, et ne goûteront pas toute la richesse de cette œuvre vraiment exceptionnelle. Il est clair que les fervents connaisseurs du monde du neuvième art y trouveront plus leur compte.
Il semblerait que ce tome soit un one shot… je trouve ça dommage, car c’était excellent! Toutefois, je félicite les auteurs d’en rester là s’ils jugeaient que leur citron était suffisamment pressé. Vaut encore mieux se retirer dans la gloire que d’étirer la sauce jusqu’à ce qu’elle n’ait plus de goût, comme beaucoup trop le fond… au grand bonheur de leurs actionnaires sans scrupules!
Plus grandes forces de cette BD :
- la couverture, très class. Le brun, imitation cuir, avec le titre et la petite bordure dorée, ne laissant qu’un modeste hublot pour l’illustration sur fond doré, font très chic.
- le concept, poussé à son maximum. Ainsi, si vous jetez un coup d’œil au nom de la maison d’éditions, inscrit dans le bas de la couverture, au centre, vous trouverez… Darpuis-Longkanard!! Comme si cette maison d’éditions existait vraiment!! Il faut vraiment se donner la peine de bien chercher si on veut trouver le nom des vrais éditeurs (Dupuis, bien évidemment!).
- l’illustration de la page de garde, montrant le quartier de «Marcinelle Wonderland» où se situe l’action. Les explications à propos des principaux bâtiments du quartier, dûment identifiés, sont déjà très drôles.
- les dessins de Léturgie. Sa façon de non seulement animaliser ses personnages, mais d’en plus y «intégrer» parfois des caricatures de dessinateurs connus (comme Cauvin, par exemple, à la p. 38) est vraiment remarquable! Ses animaux sont dynamiques, colorés, variés et très divertissants. Ils font très cartoonesques avec leurs grands yeux. Je les adore!
- les personnages en tant que tels. Ils ne sont pas seulement beaux, ils sont amusants et reflètent des personnalités vraiment typées. Les deux auteurs, qui n’ont pas hésité à se personnifier en rat et en petit corbeau, sont accompagnés d’Alain de Kuyssche, ancien rédacteur en chef de Spirou représenté sous forme de cochon (!) et d’Hugues Duyez, journaliste spécialisé en BD, dessiné sous des allures de coq froussard. Ces quatre personnages centraux forment la «dream team» en question, une bande de loosers un peu opportunistes et très chanceux, qui tirent adroitement leur épingle du jeu malgré leurs compétences assez discutables! Pour ce qui est des autres personnages récurrents de gags en gags, disons que Frédéric Niffle, en paon, est suave de pédanterie et que les actionnaires anonymes sont vicelards et fourbes à souhait. Malgré leur cagoule, on peut avoir une idée de l’identité de certains d’entre eux. En effet, si les noms de frère Montagne, frère Saint Vincent et sœur Dominique ne m’évoquent rien, celui de frère René-Albert, pour sa part, est une allusion directe à Albert Uderzo, le papa d’Astérix et de la maison d’éditions Albert-René!! Et il reste le frère Averell, le grand dadais un peu idiot ! J’aimerais aussi accorder une mention spéciale au petit Kawaï le «Pokémoche» importé d’Asie, qui ne fait que hurler «Sakapis» à tous bouts de champs, et dont le pouvoir spécial est de pisser plus vite que son ombre!! Quelle classe!!
- l’humour, souvent corrosif, dont font preuve les auteurs, de même que leur incommensurable sens de l’autodérision! Les personnages-dessinateurs sont tous où bêtement naïfs, ou sortis de l’asile, ou alcooliques… Sinon (ou en plus!), ils logent sous les ponts, en SEF (sans éditeur fixe!)! Les actionnaires véreux, tout à fait amoraux, sont particulièrement réjouissants. J’aime beaucoup certains de leurs patois comme : «Nom d’un petit Dow-Jones!» ou «Nom d’une subprime périmée!», et les jeux de mots comme : «Quels cœurs d’artichauts!... Pire!... d’artichauts lapins!»
- les clins d’œil, innombrables. Quand Niffle entraîne sa jolie nipponne dans la salle des archives pour y faire des galipettes (p.16), comment ne pas revoir la fameuse scène entre Gaston et sa mademoiselle Jeanne? Et quand les actionnaires anonymes plongent dans leur coffre au trésor et nagent dans leur stock d’actions, c’est clairement un calque de Picsou se baignant dans ses pièces d’or!! Les références de ce genre sont légion tout au long de l’album, et feront la joie des chasseurs de clins d’œil!
- les pastiches, tout en amalgames génialissimes et cohérents. Par exemple, Ducky Duck est une parodie merveilleusement efficace du cowboy qui tire plus vite que son ombre, tout comme Canaruto, ce manga qui vient envahir les marchés. On retrouve aussi Wargo Lynch, le tombeur spécialisé dans les abris fiscaux illégaux, Lucas Veaux, le joyeux croquemort (en référence à Pierre Tombal), XIV½, un agent très spécial et même, sur une affiche en arrière fond (p.44), une Jeanne Labaffe! Des termes comme «Pikabeurk le Pokémoche» ou les «éditions des Hémorroïdes dissociées» prouvent le don de Yann et de Léturgie pour non seulement traiter de leur univers, mais pour le faire avec le sens critique bien acerbe qui les caractérise.
Ce qui m’a le plus agacé :
- le fait de rater probablement plus de 50% des allusions ou des clins d’œil, faute de connaissances plus spécifiques sur le fonctionnement interne de ces milieux. Heureusement, je prends ça avec philosophie, en sachant bien qu’au fil de mes lectures (de BD ou de documentaires sur la BD), je développerai une plus vaste expertise qui me permettra, quand je relirai cet album, d’en découvrir les passages qui m’ont passé sous le nez cette fois!
- les gags où Naphta la Survireuse, une pitoune ultra-sexy mais féministe en chien, prend les rênes du pouvoir et remplace tout le personnel par des dessinatrices! Comme gag, c’était sympa, mais pas au point de laisser la situation telle quelle et de renchérir en situant tous les gags suivants dans ce même contexte. J’ai trouvé qu’on étirait un peu la sauce, avec ce personnage…
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