PYONGYANG
Scénariste(s) : Guy DELISLE
Dessinateur(s) : Guy DELISLE
Éditions : l'Association
Collection : Ciboulette
Série : Pyongyang
Année : 2003 Nb. pages : 178
Style(s) narratif(s) : Roman graphique
Genre(s) : Récit de voyage, Humour mordant, Autofiction
Appréciation : 5 / 6
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la Corée du Nord : étonnante, troublante, surréaliste... aliénée??!
Écrit le vendredi 31 janvier 2014 par PG Luneau
La Corée! Ma connaissance de ce pays asiatique est si infime que c’en est presque navrant!! C’est à peine si je sais qu’elle est séparée en deux et qu’elle a été le siège d’une horrible guerre! Par contre, je savais que le Il qui terminait le nom du dirigeant de la portion nordique du pays, Kim Jong-Il, ne voulait pas dire qu’il était deuxième du nom, comme dans Elizabeth II ! À ce propos, j’étais plus connaisseur qu’une de nos journalistes régionales, qui l’a appris à ses dépens, suite à une bourde commise en ondes («la Corée nous apprend le décès de Kim Jong 2…»), bourde qui lui a valu d’être la risée de la planète entière, grâce à You Tube!!
Pour ma défense, je tiens à préciser que je sais aussi que la Corée du Nord est un état communiste, très fermé à toute intrusion d’étrangers… De plus, je dois avouer que les quelques reportages que Jean-René Dufort y accorde parfois, me laisse bien dubitatif à l’égard de ce pays qui, tel un chihuahua, jappe fort, mais de façon si idiote qu’il en est risible!!
Le bédéiste Guy Delisle est un des très rares capitalistes à qui on a permis d’entrer en sol nord-coréen… pour le travail, bien sûr. Tout comme il l’avait fait dans Shenzhen, son premier album du genre, il nous raconte ici encore son séjour dans une région qui le dépayse et le subjugue complètement! Parti pour superviser pendant deux mois le travail d’une équipe de dessinateurs qui réalisait des dessins animés pour le compte d’une maison de production française (la sous-traitance étant ce qu’elle est dans ce domaine comme ailleurs!), il découvrira Pyongyang, la capitale de ce «glorieux» pays, et les gens qui l’entoureront : ses guides et interprètes, ses collègues de travail, les autres travailleurs étrangers… et bien peu d’habitants, puisque tout le système établi fait en sorte qu’un étranger ne peut à peu près jamais se retrouver seul avec un habitant autre que son guide attitré!
Si vous pensiez découvrir dans cet album différents aspects de la culture nord-coréenne, détrompez-vous : à en croire les constatations de monsieur Delisle, cette culture n’est plus! Comme c’est souvent le cas dans les régimes totalitaires, aucune forme d’expression n’est permise. Exit l’histoire, les traditions et les arts… Les seuls films, les seuls documentaires ou les seules émissions de télé qui sont autorisés dans ce pays, ce sont ceux prônant les vertus du régime, ceux glorifiant les prétendus «exploits» du bon père dictateur et de son fils (vous saviez que le premier a fait 11 trous d’un coup lors de sa première partie de golf, et que son fiston a composé 6 opéras?!?)… ou ceux qui exposent, de manières fort explicites, les atrocités que ces chiens de capitalistes ont commises ou peuvent commettre encore!! Les chansons qui passent à la station radiophonique (remarquez l’usage du singulier!!) ne sont que des marches militaires, des odes au dirigeant (et à ses descendants) ou des litanies rappelant les règles du parfait petit Coréen soumis. Bref, ce à quoi Delisle nous expose, c’est aux horreurs du totalitarisme… Et pour le gars benêt et naïf que je suis, le choc a été marquant!!...
Delisle nous raconte une foule d’anecdotes, toutes plus amusantes, curieuses ou dérangeantes les unes que les autres. Il a vu, un peu, à quoi le quotidien de certains Coréens pouvait ressembler… mais, surtout, il a été témoin de l’hypocrisie institutionnalisée, de toutes les manœuvres crasses et, souvent, ridicules, mises en place pour «afficher» la toute-puissance du peuple nord-coréen, son illustre efficience, son incomparable prodigalité… En contre point, Delisle nous précise, quelques statistiques à l’appui, tout le faramineux soutient que le pays doit absolument recevoir de l’aide internationale, qui tente tant bien que mal de nourrir ce peuple abandonné et affamé par ses dirigeants!!
Mais ce que je retiens le plus de ma lecture, ce n’est pas la pitoyable mascarade à laquelle Delisle a été soumis, dans cette ville où on coupe toute l’électricité, la nuit... sauf celle qui alimente l’éclairage du monument au dictateur! Ce n’est ni tous les mensonges ou les non-dits auxquels Delisle a été confronté… Non. Ce qui me frappe après coup, c’est toute la réflexion que ces découvertes ont suscité en moi, pauvre innocent occidental. Comment? Tout le monde (à part moi!) est au courant de ce qui se passe là-bas? Tout le monde sait que cette famille de mégalomanes de père en fils opprime un peuple depuis des décennies? Tout le monde sait que les hauts-dirigeants en poste accaparent toutes les ressources pour leur seul confort… Et tout le monde laisse faire, sans rien dire??!!
Oui, je suis naïf. Oui, mes connaissances en diplomatie internationale sont nulles. Oui, je sais que toute décision de «s’immiscer dans l’organisation interne d’un peuple est un geste politique», tout comme «la décision de ne pas s’y immiscer»! Je sais que nos voisins du Sud ont le tour de toujours trop s’immiscer, justement… en autant qu’ils en retirent un pécule à moyen ou long terme.
Plusieurs ergoteront : «Qui sommes-nous pour dire que notre mode de vie est meilleur que le leur?»... Mais n’est-ce pas ce qu’on se disait pour le Rwanda?? Juste avant de dire : «Honnn… C’est-tu plate!! On aurait donc dû intervenir avant !!» Ça ne prend pas la tête à Papineau pour se rendre compte que tout un peuple est relégué à l’esclavage, que ça n’a pas de bon sens et qu’il faut faire quelque chose!!?!?!
Mais quoi? Comment? En commençant par quoi? Où? Déjà que monsieur Delisle nous précise que presque tous les organismes d’aide internationale préfèrent ne plus s’impliquer en Corée du Nord car presque toute l’aide doit transiter par les dirigeants, qui conservent tout pour eux!!! Et puis, pourquoi les aider, eux, alors qu’il y a tant d’enfants battus, de femmes violées, d’animaux euthanasiés partout ailleurs, et même près de chez moi??!? Vous me trouvez cynique?? Comment ne pas l’être en découvrant le je-m’en-foutisme mondial face à cette situation?!?
Évidemment, celle-ci a sûrement évolué depuis 2003, d’autant plus que Kim Jong-Il est décédé, cédant le pas à son fils Kim Jong-Un («Une des rare fois où le Un vient APRÈS le Deux – Il !» pourrait objecter une malencontreuse journaliste de notre connaissance!! ;^)… Mais je doute que les choses soient devenues d’un coup rose bonbon!!
Chose certaine, ce bouquin a fait office de lecture-coup de poing pour moi! La fausse légèreté du ton m’est véritablement restée dans la gorge, et malgré tous les sourires et les étonnements que Delisle a su provoquer chez moi, je n’en retiens qu’un fort sentiment de malaise et de désolation. Je n’arrive pas à m’enlever de la tête l’allégorie très forte que l’artiste nous présente par l’entremise d’un pont métallique que des travailleurs tentent, tant bien que mal, de repeindre, par à-coups, pour lui redonner son lustre et cacher la rouille qui le ronge… mais bien inutilement, puisque l’oxydation traverse la mauvaise qualité de la peinture à peine quelques jours plus tard!! Quelle belle image métaphorique de ce pays où tout ce que l’on cherche à faire, c’est de jeter de la poudre aux yeux de tous, tant à la communauté internationale qu’aux populations locales. C’est le pathétisme de tout ça qui me navre le plus…
À lire aussi : la critique de Kikine, et celle de Belzaran, un des Blog Brother!
Plus grandes forces de cette BD :
- l’illustration de la couverture. Très stylisée et d’une impeccable réalisation graphique, elle montre bien l’affolante démesure du régime nord-coréen, l’impact qu’il veut imposer à son peuple et aux touristes ainsi que l’étrange inconfort qu’on doit ressentir en visitant ce pays. Une très belle réussite!
- le dessin, beaucoup plus solide que dans Shenzhen. L’allure du héros, avec sa silhouette toute simple et son nez anguleux, fait très graphique, très class! De plus, de belles illustrations pleine page égayent encore cette fois le récit, comme pour le séparer en genre de chapitres.
- la richesse des informations contenues dans le livre. D’abord, le simple fait d’avoir des informations sur ce pays si fermé est un miracle en soi!! Mais c’est sans compter sur l’œil aguerri de Delisle, qui a le tour de débusquer les petits détails qui tuent! C’est la vivacité de son regard qui donne toute sa saveur au bouquin. Des exemples de ces détails insolites? : a) L’interdiction d’accrocher ne serait-ce qu’une liste d’épicerie sur celui des quatre murs de la pièce où sont accrochés les portraits officiels du dirigeant et de son fils (!!?! Déjà qu’ils sont dans chaque pièce de chaque bâtiment!!). b) Il existe (ou, du moins, il existait encore, en 2003) des chercheurs de dépouilles de soldats américains en sol nord-coréen!!?! c) Le (seul) grand magasin de Pyongyang, qui offre très peu d’articles, mais en quantité infinie! Comme il est plongé dans la pénombre, question d’économiser l’électricité, Delisle le compare à un musée rempli d’installations d’œuvres d’art contemporaines! ;^)… Et je pourrais continuer ainsi pendant des heures… mais lancez-vous dans la lecture de l’album, ce sera mieux!
- le ton que Delisle garde tout du long, un ton qui oscille entre perplexité, incrédulité, amusement, sarcasme… Pas mal de sarcasme, ce qui fait mon bonheur. J’ai aimé les passages où l’auteur cherche à s’amuser comme il peut dans un environnement aussi austère (transformant, par exemple, la chanson du générique du Capitaine Flam en Capitaine Sin, du nom de son traducteur!! :^). Ou ceux où il nous montre parfois comment il aurait aimé brasser la cage de ces interlocuteurs au cerveau lessivé de propagande! Les pages où il imagine son traducteur en soldat (p.34 et 159) ou quand il le remet à sa place en lui révélant (mentalement!) l’opinion des Sud-Coréens face à une hypothétique réunification sont parmi mes préférées!! Mais on comprend aussi qu’il reste quand même assez prudent et n’ose pas prendre de gros risques… Son sarcasme reste souvent très subtil… au point qu’on puisse même y percevoir parfois un certain détachement, dirait-on... J’imagine qu’il faut avoir la couenne assez dure pour supporter tout ça…
- le malaise que me laisse toute cette hypocrisie humaine. Peut-on laisser faire une telle arnaque montée en régime sans se sentir complice?? Mais j’en ai abondamment parlé plus haut, et mes scrupules s’éteindront sans doute au fil du quotidien qui gruge toujours tout : ne vous en faites pas pour moi, je m’en remettrai!...
- le mystère de la gare qu’on ne peut pas visiter! J’espérais que Delisle allait revenir, plus loin, avec une réponse à ce mystère… Malheureusement, il n’en est rien!! Mais c’est comme ça, les voyages : ils ne nous apportent pas les réponses à toutes nos interrogations!?… Surtout pas dans un pays aussi gangrené et corrompu!!
- le subversif de la p.153. Quel étonnement de voir un «camarade» aussi désinvolte face à son «inconduite»!! Mais, là encore, tout comme Delisle lui-même, on n’en saura pas plus : le gars s’est-il fait prendre? A-t-il eu à subir une conséquence? On ne le saura jamais… Il est le «rebelle mystérieux et héroïque» du bouquin, le genre de soldat inconnu… l’instant de trois cases!! ;^)
- les pages dessinées par Fabrice Fouquet (planches 166 et 167), dans un style graphique ultra-moderne, très chouette. Elles m’ont donné envie de découvrir d’autres œuvres de ce dessinateur.
Ce qui m’a le plus agacé :
- l’emplacement apparemment aléatoire des illustrations pleine page dont je parlais plus haut. Certaines de ces illustrations auraient dû être, à mon sens, interverties, question d’être en meilleure adéquation avec le «contenu» de la section qu’elles «introduisaient».
- une petite expression trop franchouillarde à mon goût. Personne ne dit «J’ai trop la flemme…!», ici, et je doute que plus d’un pour cent de la population québécoise connaisse le sens de cette expression! Mais, bon… monsieur Deliste vit maintenant en France depuis plusieurs années : il est normal qu’il s’adapte à son environnement! Et compte-tenu de la rapidité avec laquelle j’ai pris l’accent des Îles-de-la-Madeleine, quand j’y suis allé en vacances, un jour, je suis sûr que ça ne me prendrait pas beaucoup de temps, moi non plus, à adopter les expressions et l’accent français, advenant que je déménage un jour sur le Vieux continent!
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