#01- POUR QUI TU TE PRENDS?
Scénariste(s) : Maryse DUBUC, Marc Delafontaine dit DELAF
Dessinateur(s) : Marc Delafontaine dit DELAF
Éditions : Dupuis
Collection : X
Série : Nombrils
Année : 2006 Nb. pages : 46
Style(s) narratif(s) : Gags en une ou quelques planches
Genre(s) : Humour mordant, Quotidien
Appréciation : 5 / 6
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Pour véritablement comprendre le sens du mot «bitch»!
Écrit le samedi 10 juillet 2010 par PG Luneau
Au Québec, quand on traite une fille de «bitch», ce n’est pas très gentil pour elle! Ce qualificatif désigne en somme tout ce qu’il y a de plus bas et de plus vil chez la gent féminine : hypocrisie, déloyauté, malveillance, suffisance, calculs malhonnêtes, et j’en passe, et des meilleurs!
Dans leur série les Nombrils, le couple Delaf et Dubuc parvient, avec brio, à nous faire la démonstration de ce que signifie cette expression! Qu’est-ce qu’elles sont méchantes, ces deux pétasses de Vicky et Jenny! Super-méga-canons, elles font baver tous les gars de leur école et ont pour «meilleure amie» la pauvre Karine, une grande échalote sans forme, au sourire un peu niais et au visage à l’avenant. Bien évidemment, quand je parle de «meilleure amie», il faut sous-entendre «faire valoir», «tête de turc» ou «bouc émissaire»!! Comment l’innocente asperge peut-elle être assez bonasse pour ne pas remarquer tous les coups pendables que ses deux prétendues copines lui infligent?! Non seulement les deux déesses passent leur temps à rebaisser Karine, en se moquant de sa coiffure, de ses vêtements, de sa silhouette ou de son absence de bon goût, elles tentent même par tous les moyens d’empêcher la romance qui pourrait naître entre elle et le grand Dan, un beau romantique aux cheveux longs qui n’a d’yeux que pour elle!
Marc Delafontaine et Maryse Dubuc, respectivement dessinateur et scénariste de la série, sont complices tant au travail que dans la vie. Ce charmant petit couple bien québécois habite en Estrie et ne sont pas peu fiers d’avoir réussi à entrer dans le grand monde de la BD par la grande porte, soit le magazine Spirou, rien de moins, qui publie à chaque semaine une planche des aventures de leur trio. Depuis, c’est la consécration : les Nombrils marchent en Europe francophone comme c’est pas permis! Et à la lecture de ce premier tome, on comprend vite pourquoi!!
Que de justesse dans le ton et les propos!! En lisant les péripéties de ces trois jeunes adolescentes et de leurs amis, je reconnais non seulement ce que je perçois que mes propres élèves deviendront dans quelques années (je travaille auprès des jeunes de neuf ou dix ans), mais je revis aussi mille et un souvenirs de mon propre passage au secondaire!! C’est dire que a) je ne suis pas si vieux (!!) et que b) madame Dubuc a le don merveilleux de toucher à la fibre même de l’humanité (dans tout ce qu’elle a de plus cruelle, dans ce cas-ci), ce qui rend toutes ces aventures intemporelles. On en a tous connu, des Jenny et des Vicky, qui se pavanaient à tout vent en rabaissant tous les autres! On en a tous connu (ou peut-être l’avez-vous été vous-même?!), des bonasses comme Karine, qui acceptaient de tenir les paquets malgré les quolibets de ces filles trop obnubilées par leur image pour vraiment réaliser tout le mal qu’elles déclenchaient autour d’elles!
Cette finesse de caractère est ici jumelée à un humour très percutant, qui frappe juste presque à tous les coups, et à un graphisme caricatural très simple mais juste assez travaillé pour qu’on y perçoive de la richesse sans qu’on y sente le travail, preuve d’une exceptionnelle virtuosité de la part de Delaf! En effet, chacun sait que s’il faut travailler fort pour parfaire un art (dessin, chant, théâtre…), il faut travailler encore plus fort pour qu’il ait l’air facile et simple, pour que les gens aient l’impression qu’il se soit fait tout seul. C’est réellement une des grandes forces de Delaf.
Si j’ai attendu longtemps avant de me plonger dans cette série, le plaisir que j’en ai retiré n’en est que plus grand! J’avais un peu peur d’en venir à haïr viscéralement les deux greluches, mais après un tome, j’en suis encore au stade où j’aime les détester. Et quel bonheur quand notre chère Karine parvient, une fois de temps en temps, à marquer un point!! Compte tenu de certains sujets plus délicats, comme l’hypersexualisation vestimentaire de Jenny et Vicky et les menaces de suicide de l’horrible boutonneux, je recommanderais cette série pour les douze ans et plus.
Plus grandes forces de cette BD :
- la personnalité tellement vraie des deux bitches!! Elles sont malicieusement exécrables, mais toujours dans la mesure du possible. En fait, de manière générale, c’est toute la justesse de la captation du monde des adolescents modernes qu’il faut remarquer dans cette série aux allures légères. Bravo aux deux créateurs!
- des gags vraiment amusants, bien construits avec des chutes inattendues et bien amenées. Dans le vaste univers des séries de gags en une planche, j’ai rarement vu un tel raffinement d’humour ni une telle concentration de bons gags : presque la moitié des gags étaient carrément bons ou désopilants, une autre «presque moitié» était du type mignon ou passable, et seulement cinq m’ont laissé indifférent! Une série bien au-dessus de la moyenne!
- des traits souples, tout en courbes, qui mettent les formes féminines bien en valeur malgré l’approche très caricaturale de Delaf. D’ailleurs, le trait de Delaf n’est pas sans rappeler, dans une certaine mesure, celui qu’Albert Chartier, grand pionnier de la BD québécoise, dans les années 40, 50 et 60, donnait à Onésime et Zénoïde, ses héros qui présentaient la vie rurale du Québec d’antan! Un parfait mélange de rondeurs et de lignes élancées… Cette comparaison est très paradoxale quand on compare les deux univers diamétralement opposés présentés dans ces séries!
- le bel équilibre entre gags et évolution narrative. Bien que chaque gag soit à peu près indépendant des autres, les personnages évoluent et de petites intrigues cheminent tout au long de l’album, formant des blocs de gags sur un même thème, notamment lors de la chicane entre le duo maléfique et la pauvre Karine ou quand le mystérieux John John a son accident de moto. On est très loin des interminables chicanes de Betty et Veronica pour Archie, qui tournaient toujours en rond sans vraiment aboutir à rien.
Ce qui m’a le plus agacé :
- le mot «lycée», dès la première planche! Ici, je dois faire amende honorable. J’avais préparé un paragraphe assez tranchant d’une vingtaine de lignes sur le fait que Delaf et Dubuc ont situé leur série en France. J’y disais à quel point je trouvais dommage qu’une série d’une telle qualité, produit tout à fait québécois, ne puisse pas refléter pleinement la réalité québécoise : comme si les lecteurs français n’étaient pas en mesure de finir par comprendre ce qu’était une «polyvalente»! J’y allais d’une comparaison avec mes élèves de 4e année du primaire qui lisent des mini-romans qui racontent les aventures d’une classe de CM1, mais qui finissent par s’y retrouver et je déplorais le chauvinisme français qui n’acceptait jamais l’inverse… et patati, et patata… Puis, tout à coup, j’ai réalisé avec surprise qu’à peu près aucune autre «particularité ethnique» typique à la France n’apparaissait dans l’album! Mieux : j’ai constaté que tout l’univers dépeint par notre couple de créateurs québécois était, somme toute, assez caméléon : les magasins, l’école, la cafétéria, les parcs… à la limite, on pourrait se croire au Québec! Finalement, j’ai l’impression que Delaf et Dubuc s’ingénient à éviter les référents français, permettant ainsi à leur œuvre d’être aussi «résolument québécoise» que possible… mais tout en faisant un petit compromis sur l’épithète «lycée» (qu’on retrouve aussi en page 18). C’est, j’imagine, un moindre compromis pour pouvoir être édité chez Dupuis et dans son glorieux magazine légendaire!
- la petitesse des vignettes. Les traits fins de Delaf et les tonnes de petits détails dans ses éléments de décor sont si riches qu’ils gagneraient, il me semble, à se retrouver dans des cases plus grandes, ce qui exigerait bien évidemment des pages d’un format plus grand.
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