#INT - CANDIDE OU L'OPTIMISME, DE VOLTAIRE
Scénariste(s) : Gorian DELPÂTURE, Michel DUFRANNE
Dessinateur(s) : Vujadin RADOVANOVIC
Éditions : Delcourt
Collection : Ex-Libris
Série : Candide ou l'optimisme, de Voltaire
Année : 2013 Nb. pages : 144
Style(s) narratif(s) : Récit complet
Genre(s) : Adaptation littéraire, Classique, Récit de voyage, Aventure de pirates / de cape et d'épée, Drame de guerre, Humour mordant, Humour songé, Humour social, Uchronie
Appréciation : 4 / 6
|
Naïveté, quand tu nous tiens...
Écrit le samedi 30 mars 2019 par PG Luneau
Tomes inclus : #1 (2008), 2 (2011) et 3 (2013)
Quelle étrangeté que ce Candide ou l'optimisme, conte philosophique écrit par Voltaire en 1759. Ce récit de voyage d'une ironie sans borne, cette quête aux nombreuses ramifications qui engendrent réflexions par-dessus réflexions, Voltaire a toujours malicieusement nié en être l'auteur! Je ne connaissais ce classique que de nom, mais c'était l'un des titres de la belle collection Ex-Libris (chez Delcourt) qui m'avait intrigué.
Cette collection, qui adapte les grands classiques de la littérature en BD (comme les Trois Mousquetaires d'Alexandre Dumas, les Enfants du capitaine Grant de Jules Verne) , le Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde ou l'Île au trésor de Robert Louis Stevenson, entre autres), m'a toujours bien plu. Alors que cette œuvre de Voltaire a été adaptée en trois tomes, j'ai eu la surprise de tomber sur l'intégrale, il y a quelques années, et je me suis laissé convaincre par la vivacité des traits et des couleurs de la couverture. J'ai eu envie de découvrir plus en détails les dessins du Serbe Vujadin Radovanovic, et les propos du grand Voltaire, adaptés ici par une paire de scénaristes, Gorian Delpâtre et Michel Dufranne... Mais les aléas de la vie ont fait en sorte que j'ai laissé l'album dormir dans ma bibliothèque pendant plusieurs années.
Ce n'est que cet automne que mon intérêt a été renouvelé, alors que j'ai vu, au Théâtre du Nouveau-Monde, l'adaptation scénique de ce célèbre morceau de la littérature occidentale! J'ai bien aimé la pièce... mais, étonnamment, elle m'a laissé bien peu de souvenirs marquants... Elle a toutefois eu le mérite de me donner envie d'enfin plonger dans cet album de 144 pages... Et, de lui, je me souviendrai bien plus! ;^)
Pour les incultes qui (comme moi avant de voir la pièce ;^) n'en connaîtraient pas le propos, voici de quoi il en retourne. Nous sommes au XVIIIe siècle, dans la somptueuse province allemande de Westphalie. Le trop bien nommé Candide loge chez le baron de Thunder-ten-tronckh (quel nom, mes amis! ;^), où il reçoit les enseignements philosophiques d'un éminent sage à l'optimisme béat, maître Pangloss. Selon lui, absolument tout ce qui nous arrive est bon, puisque ça arrive dans un but plus grand que nous, pour l'atteinte d'un ultime dessein qui nous dépasse mais qui est, sans contredit, positif. Le naïf et poreux Candide s'abreuve de cette foi en l'avenir et adoptera cette philosophie tout au long de sa vie, vie qui s'avérera épique.
En effet, notre héros commencera par tomber fol amoureux de la fille du son protecteur. Mais le baron ne voit pas cet amour d'un bon œil, et il chasse sans ménagement le pauvre Candide de son château dès que la main baladeuse de celui-ci fut surprise sur la cuisse avenante de la belle! On n'en est qu'à l'a page 5 et, déjà, le récit est enclenché!
Miséreux et sans le sou, le pauvre jeune homme débutera donc une existence d'errance où les enseignements de Pangloss seront mis à rude épreuve!! Guerres sanglantes dans lesquelles Candide sera forcé de participer (pour un camp, puis pour l'autre!!), fuite au Portugal, tremblement de terre catastrophique, accusation d'hérésie, bûcher, meurtres, rien de tout ce qu'il vivra ne semblera «arriver pour le mieux»! Pourtant, Candide gardera son positivisme indécrottable et traversera toutes ces épreuves en n'y voyant que le positif! Tous ces événements invraisemblables seront ponctués d'émouvantes retrouvailles (avec Pangloss, puis Cunégonde... qu'il sera à nouveau obligé de perdre!! :^0) et de rencontres mémorables avec des gens ayant souffert mille malheurs tous plus odieux les uns que les autres.
Le hasard de la vie entraînera donc Candide jusqu'au Nouveau Monde, où il découvrira le magnifique El Dorado, que tous les Européens recherchaient depuis près de 200 ans. Il y séjournera quelques temps, jusqu'à ce qu'il réalise que le paradis ne peut le satisfaire sans la présence de sa dulcinée. Aussi, il repartira sur les routes du monde, en quête de sa belle Cunégonde, croisant à nouveaux malheurs et malheureux, se faisant berner par certains, flouer par d'autres...
Rocambolesque est véritablement le mot parfait pour décrire toute l'épopée de ce réjouissant personnage, si crédule mais éminemment sympathique. Monsieur Arouet, alias Voltaire, exploite son potentiel narratif avec un humour grinçant, varlopant au passage tous les vices et illogismes de son époque qui, ma foi, ne sont pas si loin des nôtres, malheureusement! L'illustre philosophe le plonge dans une Europe uchronique où se mêlent la réalité historique (comme ce clin d'œil au terrible tremblement de terre qui détruisit Lisbonne en 1755) et la fiction. L'épopée en Amérique du Sud permet de montrer une utopie qui fait rêver : l'El Dorado de Voltaire est littéralement paradisiaque... Tellement que c'en est burlesque! Le mythe du bon sauvage que la civilisation n'a pas encore corrompu y est décrit avec tant de faste et de complaisance qu'il m'apparaît clair que le grand encyclopédiste utilise ici le sarcasme pour décrier les thèses de son rival, Rousseau!
Joyeusement illustrée par monsieur Radovanovic, dont le trait, se rapprochant de la ligne clair, est d'une hilarante expressivité (quelles bouilles, mes amis!! ;^), cette adaptation de ce classique est suffisamment amusante pour que j'en garde un souvenir très positif... Suffisamment pour que j'en oublie les innombrables cassures dans la narration, qui saute du coq à l'âne de façon très malhabile. :^S À partir de 16 ans.
Ce qui m'a le plus agacé :
- les vêtements très changeants, ce qui nuit à l'identification des personnages féminins. Le dessin n'étant pas toujours parfaitement maîtrisé, il m'est arrivé à quelques reprises de ne pas reconnaître un personnage déjà croisé, soit parce que sa coiffure ou sa robe était différente. Ce n'est rien pour aider la compréhension, la fluidité...
- la construction scénaristique, infiniment trop syncopée! Les liens entre les différents épisodes sont tellement expéditifs que, lorsqu'ils surviennent lors d'un changement de page, on a l'impression qu'il manque des planches entières!!:^O À de très nombreuses reprises, ma lecture a été stoppée par des questionnements étranges, du genre: «Qu'est-ce qui se passe? Comment peut-il passer de là à là en une case? Que s'est-il passé entre ces deux cases? Manque-t-il une page à mon exemplaire??». J'avoue que ça ne devait pas être évident de transposer un texte aussi riche en scénario de BD, et je comprends que les scénaristes aient dû écarter certains passages ou en écorner d'autres, mais là, c'est tellement maladroit que c'en est franchement dérangeant. La transition de la p.45 à 46 en est un excellent exemple. :^P De plus, à plusieurs reprises, certains personnages interviennent sans qu'on les voie!! C'est le cas à la dernière case de la p.19 (qui n'aura aucune suite dans le haut de la suivante!!??) et dans celles de la p.21. Dans ce dernier cas, le Jacques en question deviendra un des bons amis et bienfaiteurs de Candide... mais on ne le verra jamais de face!! Pourquoi??!:^S
- l'encrage qui est, parfois, un tantinet trop appuyé à mon goût. La vue de Cadix, à la p.57, nous le montre bien... (tout comme elle démontre aussi quelques petits problèmes de perspective!:^S) Mais c'est mineur...
- plusieurs erreurs entre ce qui est dit et ce qui est montré! À la p.42, on nous annonce que 5 personnes seront sacrifiées ce jour-là... Il n'y en aura pourtant que 4 dans les pages suivantes: un pendu, deux brûlés et un bastonné!!?? Pour en remettre, Cunégonde parlera de trois brûlés, une dizaine de pages plus loin, et Pangloss parlera, 110 pages plus loin, d'une averse qui empêcha, ce jour-là, d'allumer le feu du bûcher!?!?!Pourtant, on voit très bien les deux brûlés en train de cramer!? C'est à n'y rien comprendre! Dans le même ordre d'idées, on envoie préparer 3 chevaux andalous, dans le haut de la p.55... mais on n'en verra que deux, dès le bas de la page et dans les suivantes!Est-ce que les scénaristes se sont relus?? :^S
- l'absence d'un lexique. Tant de termes m'étaient inconnus que j'aurais apprécié un lexique qui m'aurait évité de passer une heure sur le Net à chercher ce qu'est un Abare ou un Biscayen, un stipendiaire ou un socinien, un théatin ou un icoglan, la Sainte-Hermandad, la clavelée ou les égypans. Ce ne sont pas, à mon sens, des mots qu'on entend tous les jours!:^S
Plus grandes forces de cette BD :
- la maquette de la couverture, conforme à toutes celles de la collection Ex-Libris. J'aime bien la disposition de leurs quatrièmes de couverture, avec une petite biographie de l'auteur entourant son portrait, dans le haut, puis un petit résumé sous l'illustration du bas. De plus, dans le cas présent, l'efficace précision de l'illustration de la couverture et la grande vivacité de sa coloration m'ont tout de suite charmé! ;^)
- les pages de garde, où sont notés certains extraits de lettres de Voltaire dans lesquels il se défend d'être l'auteur de ce pamphlet, somme toute quelque peu sulfureux! ;^)
- le dessin fort plaisant de M. Radovanovic. Même s'il manque parfois de constance et que ses perspectives ne sont pas toujours parfaites, ce dessinateur parvient quand même à nous rendre des dessins plein de charme et d'humour. Ses mises en pages sobres mais très variées et ses choix d'angles de vue, intégrant travellings et zooms, contribuent au plaisir que j'ai eu à parcourir cet album. Le fantastique château westphalien qui inaugure l'album, par exemple, ouvre le bal de magnifique façon! Quel somptueux paysage! À faire rêver!! ;^)
- les flamboyantes couleurs qui égaient tout le bouquin!! Pour une fois, la couverture ne fait pas dans la fausse représentation à cet égard!! Les coloristes Christophe Araldi et Xavier Basset ont fait un travail fabuleux en gorgeant ces pages de doré, de vert tendre, de jaune soleil, de turquoise profond et de mille et un coloris vifs et accrocheurs. Je leur lève mon chapeau et m'incline bien bas! ;^)
- la totale dichotomie entre les horreurs présentées et le ton parodique qui vise à rendre le tout humoristique. Les combats montrés ou racontés sont atrocement violents, les femmes subissent les pires abominations sexuelles qui soient, les hommes sont torturés ad nauseam... mais on en rit, tellement c'est outrancier! Voltaire a vraiment misé sur l'exagération pour appuyer son propos. L'indécrottable foi au bien-fondé des événements (même cataclysmiques!) de maître Pangloss, que Candide fera sienne, engendre des chocs cognitifs qui ne peuvent faire autrement qu'en même temps nous ouvrir les yeux et nous faire rire! Du grand art! ;^)
- quelques touches d'humour plus terre à terre. Les torrents de larmes sécrétées par Candide, à la p.71, m'ont bien fait rire, tout comme les bouilles qu'il fait quand il réalise le peu de cas que font les El Doradiens de leurs pierres précieuses, p.91. Et puis il y a le roi d'Angleterre, à la p.123, qu'on a affublé de grandes oreilles et de longues dents qui ne sont pas sans évoquer quelqu'un de plus contemporain, et les noms, comme M. de Vanderdendur, ou le château de Thunder-Ten-Tronckh! ;^)
- le mélange d'histoire et d'à-peu-près histoire! ;^) Voltaire s'amuse à entremêler des faits, des gens et des lieux historiques (l'université de Coimbra, le tremblement de terre de Lisbonne de 1755, l'autodétermination des pères Jésuites au Paraguay...) à des personnages ou des endroits de son cru (comme le pape Urbain X, ou l'El Dorado). La fusion en est si bien faite qu'il est parfois difficile de séparer le vrai du faux!! ;^)
- la langue. Certaines formulations sont littéralement superbes, comme le résumé des retrouvailles de Candide avec le frère de Cunégonde (p.76) ou cette simple phrase, à la p.85: «Mais si je vous ai dit la vérité, vous connaissez trop les principes du droit public, les mœurs et les lois pour ne nous pas faire grâce!» Wow! ;^)
- la puissance de la critique sociale. Voltaire frappe fort, à grands coups d'hilarantes exagérations, mais ses propos restent marquants: la sombre vision du monde, qu'il nous transmet par l'entremise de son manichéen Martin (p.107), est une véritable gifle! De même, ses charges contre la médecine (p.110) et, surtout, l'esclavage (p.73 et 103) sont d'une puissante virulence. Sans compter que, lorsque le pauvre esclave charcuté nous lance «C'est à ce prix que vous mangez du sucre, en Europe.», c'est tout notre Occident d'aujourd'hui qui reçoit cette affirmation en plein visage. Quelle modernité! La preuve que plus ça change, plus c'est abominablement pareil!:^(
- la quantité de revirements et d'imbroglios!! On a souvent l'impression d'être dans la finale rocambolesque d'une comédie de Molières! Un bonheur ne dure jamais bien longtemps: ici, un meurtre à la Cid, de Corneille; là, des déboires incroyables. Ici, des retrouvailles improbables ; là, des rencontres avec des gens au passé tordu (et tordant!! ;^). C'est on ne peut plus épique, à la Trois mousquetaires, finalement!! Et cet El Dorado, qui nous fait tant rêver!! ;^)
- une conclusion étonnante! Alors que Candide en conclut qu'il vaut peut-être mieux se comparer pour se consoler, et qu'il faille voyager pour comprendre qu'on n'est ni mieux, ni pire que d'autres, ses retrouvailles avec la belle Cunégonde seront totalement troublantes. Les voies du futur qui s'offrent à eux et leurs proches restent difficilement pénétrables, et on est loin des finales rose bonbon auxquelles Hollywood nous a habitués! ;^)
|