#01- LE GARDIEN
Scénariste(s) : François LAPIERRE
Dessinateur(s) : Patrick BOUTIN-GAGNÉ
Éditions : Glénat
Collection : Glénat-Québec
Série : Bête du lac
Année : 2011 Nb. pages : 56
Style(s) narratif(s) : Récit à suivre (1/3) et court récit
Genre(s) : Fantastique mythique, Historique
Appréciation : 4.5 / 6
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Qu'est-ce qui se cache dans notre terroir?!
Écrit le dimanche 05 février 2012 par PG Luneau
En 2008, les éditions Glénat lançaient leur collection/filiale Glénat-Québec avec l’album Contes et légendes du Québec, un album qui se voulait le recueil regroupant les six récits gagnants du concours que la maison d’éditions avait lancé pour débusquer des bédéistes québécois. Dans cet album, le récit qui m’avait le plus accroché, visuellement du moins, c’était Gédéon et la bête du lac, de François Lapierre et Patrick Boutin-Gagné. Force est de constater que je ne suis pas le seul à avoir flashé sur l’histoire de Gédéon, cet habitant un peu naïf qui se laisse attiser par une sirène puis happer par une immonde créature lacustre. La preuve : on est maintenant en présence de la suite de ce fait divers à saveur folklorique!!
Dans le premier tome de ce qui devrait être une trilogie, François Lapierre, un habitué des légendes d’ici, qu’elles soient d’origines amérindiennes ou canadiennes-françaises, nous présente maintenant Ovide, le jumeau de Gédéon. Ce charmant rustaud s’inquiète de l’absence de son frère, disparu depuis quelques semaines, et part à sa recherche. Avec ses deux jeunes enfants d’abord, puis avec tous les villageois de son petit coin de pays, il fouillera la forêt environnante puis finira par tomber, lui aussi, sur la plantureuse sirène! Se laissera-t-il charmer à son tour? Comment parviendra-t-il à s’extirper des charmes de la belle?
Quel plaisir de lire un récit qui nous représente si bien! En tant que Québécois, on ne peut pas lire ce conte aux accents de légendes sans sentir nos racines rurales s’ancrer encore plus à fond dans notre imaginaire collectif! François Lapierre a parfaitement bien cadré son récit, en y glissant juste ce qu’il faut de mythes, d’expressions bien de chez-nous et d’images de notre terroir : à chaque détour, on s’attend à tomber sur des capots de poils, des chemises à carreaux ou des ceintures fléchées! Sans vraiment que l’époque ni la région ne soient mentionnées clairement (on doit être quelque part au début du XXe siècle, dans les Laurentides ou en Mauricie… peut-être en Estrie?), on sent parfaitement bien que nos grands-parents auraient pu être l’un ou l’autre des jeunes enfants d’Ovide. Ça sent les veillées autour du poêle à bois, avec le quêteux qui vient d’arriver du village voisin avec les nouvelles fraîches et les aînés qui attisent leurs pipes et s’installent pour chanter une chanson à répondre!… À cette atmosphère chaleureuse, Lapierre a su adjoindre des ambiances un brin mystiques, des soupçons d’humour et un combat final épique, digne d’un film d’Indiana Jones!
Quand, de plus, le tout est illustré d’aussi belle façon par un jeune bédéiste au dessin solide et percutant, que demander de plus? En effet, Patrick Boutin-Gagné parvient à harmoniser des traits secs et plutôt anguleux, qui habituellement m’agacent un peu, à certaines rondeurs judicieusement choisies (telles que les courbes très avantageuses de la sirène, les animaux – chats, lapins… – tout rondouillets ou les grands yeux ronds de tous, fortement inspirés des mangas). Cet amalgame forme un tout très personnel, qui se démarque des standards actuels et qui me plait énormément. J’ai d’ailleurs eu la chance de voir monsieur Boutin-Gagné à l’œuvre, alors qu’il dédicaçait mon album, et j’ai été très étonné quand ses enfilades de petits parallélogrammes, qui ne ressemblaient à rien, se sont assemblés sous mes yeux et se sont transformés, comme par magie, en une main aux phalanges on ne peut plus vivantes! J’ai découvert ici un artiste dont je suivrai la carrière de près, à n’en point douter!
Il en va de même pour François Lapierre. Celui-ci est un vieil habitué des maisons d’éditions européennes : en plus d’être le coloriste de la magnifique série Magasin général, de Loisel et Tripp (chez Casterman), il a déjà à son actif les deux tomes de la série Sagah-Nah (chez Soleil) et la toute nouvelle série Chroniques sauvages (chez Glénat-Québec), qui n’en est qu’à son premier tome. Tous ces titres dorment de plus en plus impatiemment dans ma pile d’albums à lire, mais je sens qu’ils viennent de remonter un peu plus près encore de la surface! De belles lectures en perspective!
La Bête du lac, une excellente nouvelle série (très très) québécoise, que je recommanderais dès l’âge de onze ou douze ans, malgré la plantureuse poitrine dénudée que la sirène exhibe tout du long de l’album. Si ce n’était des quelques petits accrocs dans la narration et dans l’écriture comme telle, je donnerais d’emblée un 5 à cet album… mais j’y irai donc avec un bon 4,5, en misant sur le fait que les tomes suivants ne pourront que s’améliorer!
Pour connaître l’avis de mon ami Arsenul, cliquez ici.
Plus grandes forces de cette BD :
- la superbe couverture! Je ne comprends pas qu’elle n’ait pas été en nomination pour le concours BDGest’Art de cette année! Tout y est splendide : sa composition, avec le gigantesque tentacule en premier plan, encerclant les principaux protagonistes, la neige toute pilotée, très adroitement représentée, et les couleurs subtiles… Vraiment, je l’adore!
- ma dédicace ;-)… et les dessins en général! Comme je le disais plus haut, j’ai été fasciné par le travail de Patrick Boutin-Gagné. Bien que j’apprécie moins les dessins aux angles un peu secs et cassants, les siens sont parvenus à trouver grâce à mes yeux, à cause de l’habile mélange de raideurs et de courbes qu’ils renferment. Monsieur Boutin-Gagné fait aussi preuve d’un très intéressant œil graphique. Par exemple, le genre de maquillage ou de tatouage que la sirène porte sous les yeux est très design! Et le monstre, qu’on ne voit réellement qu’à la page 35, est véritablement horrifiant! Il est un modèle d’assemblage huilé à la perfection : on jurerait qu’on peut voir chaque élément de sa structure interne, sous sa peau cuirassée, tellement il est techniquement bien articulé!
- quelques personnages secondaires vraiment très intéressants. Le vieillard qui agit comme narrateur, par exemple, dont on ne sait pas s’il fait réellement parti du village, ou le pauvre Picou, ce chien à trois pattes qui souffre d’un horrible traumatisme! Il y a aussi la vieille Adélaïde, qui semble cacher bien des choses, ainsi que la plus que fougueuse Oriance! Même Ovide, de par sa perspicacité et son ingéniosité, se démarque des habituels héros parfaits mais insipides. J’adore quand il ferme son clapet à la sirène, en deux temps trois mouvements!
- peut-être un subtil clin d’œil à Uderzo? En effet, la 6e vignette de la p. 8 ne vous rappelle-t-elle pas les nombreuses fuites forestières qu’on retrouve dans Astérix, à chaque fois qu’Assurancetourix se met à chanter, par exemple? Hasard ou clin d’œil délibéré?? J’aimerais bien le savoir!!
- certains superbes enchaînements de vignettes qui font totalement cinématographiques. Ils sont si bien exécutés, techniquement, qu’on croirait «voir» les mouvements : «l’arbre» qui s’enfonce dans le lac (p.11), le panoramique du haut de la p.38, la planche 39 dans son entier (que d’action!!), puis l’autre panoramique superdynamique du haut de la p.40…
- les amusantes actions qui se déroulent innocemment, en arrière-plan ou dans les inserts : le hibou qui chasse aux p.15 à 18, le chat qui se saoule et sur qui les souris prennent leur revanche, aux p.19 à 21… Même les oiseaux sur l’enseigne de l’auberge, à la p.20 sont drôles… et rappellent étrangement l’Oiseau du Temps de Loisel!!?…
- les pointes humoristiques qui parsèment discrètement tout l’album. J’ai bien aimé la famille Sigouin, dont tous les membres ont un prénom qui débute par un W ! Puis le nom imprononçable du monstre provoque de fort amusantes répliques. Autre moment bien agréable : celui où Ovide prend la sirène au mot et en fait une bête de foire! Les petites souris victorieuses de la p.21 sont aussi bien sympathiques, de même que la posture du monstre, bien accoté sur la falaise, à la p.37…
- les exclamations issues directement de notre terroir : Bonyenne, Mautadine… ou encore le nom de l’auberge : le Picosseux! Ici, on nage en pleine québécité! C’est assumé… et ça fait du bien!!
- la thématique folklorique, aux saveurs historiques mais présentée dans un graphisme et des couleurs assez modernes. Le mystère est bien construit, la contribution du «fantôme», à la toute fin, est surprenante et la révélation finale, des plus intéressantes : ça augure plus que bien pour la suite!
- le court récit, racontant la Mésaventure de Gédéon. Il avait déjà été publié dans le recueil Contes et légendes du Québec, et j’y avais déjà trouvé le dessin de Patrick Boutin-Gagné fort intéressant. On y retrouve les meilleures insultes jamais écrites en BD : elles surclassent même celles d’Haddock… ce qui n’est pas peu dire! ;-) C’est très gentil aux éditeurs de republier ici ce qui se veut le déclencheur de cette série-ci.
Ce qui m’a le plus agacé :
- la présentation des personnages, qui fait un peu plaquée. Je veux dire par là qu’on sent que le texte de la première planche vise à nous nommer les personnages et à nous faire comprendre les liens qui les unissent. Un père ne parlerait pas à sa fille de sept ans en lui disant : « Voilà maintenant plus d’un mois que mon frère Gédéon a disparu…», surtout pas PENDANT qu’elle est en train de hurler «Mon’oncle Gédéon!!» comme une perdue dans la forêt!! Ça donne un dialogue qui manque de naturel.
- le phrasé. Certaines tournures de phrase me sont apparues un peu étranges, voire incorrectes. La mauvaise utilisation du mot ci, à la p.12, en est un bel exemple. À cause du contexte, on aurait dû y lire : «Et un conseil : ne le laisse pas partir, cette fois-là!», «cette fois-ci» étant celle qui vient de se terminer!
- certains choix d’angles de vue moins judicieux. Tout le combat de la p.24, par exemple, qu’on a décidé de nous montrer de manière à ce qu’on ne voie pas l’opposant… C’est assez ordinaire… Autre exemple : l’attaque aux grappins du haut de la p.41! Les grappins sont si éloignés qu’on les voit à peine! Un plan plus rapproché nous aurait aidés à mieux saisir cet élément-clé de l’action à venir!
- certaines maladresses narratives. Les deux morts du premier combat sont pris, ma foi, presque avec un grain de sel!?!… C’est comme si personne ne réalisait l’ampleur de la menace qui pèse sur eux! De plus, l’insert des deux premières vignettes de la p.29 est fort déplorable car il vient briser l’élan entamé dans le bas de la page précédente et oblige des redites, pour relancer la montée dramatique! De même, le lien entre la discussion de la p.35 (quand le monstre annonce à Oriance qu’il a une proposition à lui faire) et sa continuation, à la p.37 me semble très peu naturel. Monsieur Lapierre gagnerait peut-être à faire relire ses futurs scénarii par un tiers pour éviter ce genre de petits accrocs.
- la recoloration, mille fois plus terne, du récit Gédéon et la bête du lac (rebaptisé ici la Mésaventure de Gédéon). Dans le recueil Contes et légendes du Québec, ce court récit de six planches était tout vivant, avec un ciel bleu pimpant et une eau turquoise glauque à souhait, à l’image du monstre qui la hante. Pourquoi alors cette même historiette nous est-elle maintenant offerte ici dans des teintes de gris brunâtre? Pour dénoter son antériorité sur le récit principal? Si c’est le cas, c’est bien dommage parce que les couleurs originales étaient bien plus belles!!
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