Mon 12e safari-dédicaces : Invités d'Europe et d'Afrique
Écrit le lundi 07 juillet 2014 par PG Luneau
Festival de la BD de Montréal 2014
(Troisième partie)
Ce troisième et avant-dernier compte rendu du FBDMtl se centrera sur quelques-uns des invités spéciaux qui ont séjourné chez-nous pour l’occasion : Djillali Defali, Jacques Ferrandez, Nicolas Keramidas et Frédéric Thébault, mieux connu sous son pseudo de Tebo.
Pour sa troisième édition, le festival s’est donné une couleur exotique en invitant toute une brochette de bédéistes algériens. C’est que leur neuvième art est riche de toute l’histoire de ce grand pays, victime du colonialisme français puis de la guerre de libération!! C’est pourquoi le Festival international de BD d’Alger s’est associé avec celui de Montréal pour envoyer toute une délégation d’artistes et d’artisans du monde de la BD, question de nous faire connaître l’évolution de leur médium au fil des ans. Plusieurs bédéistes de là-bas, plus ou moins connus, présentaient leurs œuvres et leur histoire. Gyps m’a semblé le plus coloré d’entre eux… et il a d’ailleurs animé une soirée d’humour à laquelle tous les bédéistes du festival étaient invités!! À en croire les réactions que j’ai glanées le lendemain matin, son spectacle de stand-up semble avoir été bien apprécié!
C’est un peu dans ce contexte que Jacques Ferrandez a été invité. Ce Français, né à Alger mais installé en France depuis belle lurette, s’est fait connaître grâce à ses Carnets d’Orient, une très belle série qui relate l’histoire de l’Algérie de 1880 à 1960 à travers les yeux de différentes familles. J’ai lu plusieurs tomes de cette série, il y a longtemps, et je me rappelle qu’elle m’avait beaucoup éclairé sur ce qu’était le colonialisme. Pour ma dédicace, par contre, j’avais amené mes deux tomes de l’Eau des collines (Jean de Florette et Manon des Sources, dont je vous ai parlés récemment). En s’exécutant, monsieur Ferrandez me racontait qu’il habite dans les Alpes maritimes, près d’où Pagnol lui-même a séjourné. Au cours de ses recherches, le bédéiste a découvert que c’est dans ce coin de pays que l’illustre romancier a entendu parler de la culture des œillets pour la première fois, et de l’énorme quantité d’eau qu’elle nécessite. C’est ce qui lui aurait donné l’idée de son diptyque : il n’a plus eu qu’à transposer le tout dans son Midi natal, dans un coin où l’eau est souvent rare, pour développer le chef d’œuvre que l’on sait!
Tout en me dessinant le superbe Papet que voici, monsieur Ferrandez m’a avoué qu’il avait craint, tout au long du processus, de tomber dans le piège de copier les célèbres films. Avec le recul, il m’a d’ailleurs dit qu’il trouvait que son Ugolin ressemblait trop à Daniel Auteil… (Si ça peut vous rassurer, monsieur, je ne suis pas vraiment d’accord avec vous sur ce point! ;^) Grand adepte de l’aquarelle, monsieur Ferrandez m’a aussi appris qu’il travaillait encore à la mitaine, c’est-à-dire qu’il utilise encore crayon, encre et couleurs, très peu l’ordinateur.
J’ai aussi eu la chance de discuter avec Djillali Defali, dessinateur de plusieurs séries, telles Uchronie(s) – New York, 7e sens, Assassin’s creed ou un des tomes de la série collective Zodiaque. Né en France, lui, mais de parents algériens, il correspond beaucoup plus que Ferrandez à l’archétype maghrébin (teint basané, cheveux noir…). D’ailleurs, il en avait aussi plus la contenance et le bagou… et n’était pas facile à trouver ! ;^) En effet, à plus d’une reprise au cours de la fin de semaine, il est arrivé avec plus de 45 ou même 60 minutes de retard sur les horaires prévues… ce à quoi il se faisait pardonner, dans sa grande générosité, en dépassant ses fins de session de 60 ou même 120 minutes!!?! Et quel gars amusant!! Il était impayable quand il nous a raconté comment sa mère a réagi en voyant son premier album publié : «Et ils n’ont même pas été foutus d’écrire le nom de ton père correctement!!» se serait-elle exclamé en lisant le nom de D’fali, que l’artiste a utilisé comme pseudo, en début de carrière!
Apparemment, ce dessinateur autodidacte aurait reçu très peu d’encouragements de la part de sa famille, qui aurait préféré lui voir suivre un parcours plus classique, aux revenues plus stables. Ça ne l’a toutefois pas empêché de devenir une machine à dessins, un bulldozer du rendement, un producteur de séries en série!! ;^) En effet, de son propre aveu, monsieur Defali travaille «à l’américaine» : il est capable de réaliser une planche… par jour!!!! Du croquis à l’encrage complet!!?! Il aurait peut-être des leçons ou des petits trucs à donner à bien des dessinateurs que je connais!?! Cette facilité d’exécution lui permet ainsi de boucler un album en deux mois, et de travailler sur trois ou quatre séries en parallèle!! Pfiouf!
Et cette rapidité ne se fait pas au détriment de la qualité graphique, bien au contraire! J’ai eu le plaisir de pouvoir feuilleter un de ses cartons à dessins, et j’ai été à même de constater de la grande versatilité de l’artiste. Très à l’aise dans le registre réaliste (comme le démontre les quelques dédicaces qu’il m’a gentiment dessinées), il peut néanmoins s’amuser ferme dans des styles semi-réalistes ou même carrément cartoonesques!! De tout ce que j’ai vu, ce sont ses dessins d’un héros populaire de contes algériens, un genre d’Aladin dont j’ai oublié le nom, qui m’ont le plus impressionné… Il s’agissait des planches d’un album qui sortira là-bas sous peu, et qui, peut-être, apparaîtront sur les rayons européens également (je nous le souhaite!!).
Tout en discutant avec lui, j’ai découvert d’autres étrangetés du monde de l’édition. Par exemple, j’ai appris que les premiers tomes de la série 7e sens ont été terminés… il y a deux ans!!? S’ils n’ont pas été mis en marché avant, c’est que le timing n’était pas bon, genre que d’autres gros titres sortaient à ce moment-là et que les responsables ont préféré retarder le lancement. Toutefois, il semblerait que l’attente n’a pas réglé le problème pour autant : les ventes des deux premiers tomes ont été jugées insuffisantes, et la série s’éteindra à la fin du présent cycle, c’est-à-dire après le tome #3. ;^(
Autre anecdote que monsieur Defali m’a racontée : les scènes de lit qu’on retrouve à la p.7 de Scorpion, son tome de la série Zodiaque, ne sont pas de lui : elles ont été dessinées par Alexis Robin, qui a fait le tome Capricorne!!! Vous savez peut-être déjà que chaque tome de cette série-concept, axée sur les douze signes du zodiaque, est dessiné par un illustrateur différent mais met parfois en place des cross-over, des croisements entre les personnages ou des événements communs à plus d’un tome (mais vus par les yeux d’un autre, par exemple). Dans ce cas-ci, les éditeurs ont tenu à ce que Defali reprenne la même scène de couchette que celle qu’on allait voir dans le tome Capricorne… Mais voilà : l’artiste était en voyage à New York!! Comme les gens de chez Delcourt avaient un horaire très pressé (un classique! ;^), ils l’ont enjoint à trouver une solution… qui fut d’intégrer les vignettes directement tirées des scènes de monsieur Robin! Et monsieur Dejali de lancer à la blague : «C’est chouette de tirer profit de planches que d’autres ont faites!?!)» ;^)
Pour conclure, monsieur Defali m’a avoué qu’on lui avait déjà offert de vivre au Québec, il y a quelques années, et qu’il avait refusé… mais qu’il y regarderait peut-être à deux fois, maintenant, si une telle proposition se représentait! Avis aux éditeurs et aux studios qui se cherchent un bon dessinateur ultraefficace : il y en a un, ici, qui n’attend que vos offres!!
Finalement, les autres «étrangers» que j’ai côtoyés sont les membres du désopilant tandem européen Tebo / Keramidas, deux de mes coups de cœur du festival!! Keramidas, c’est un important pilier de l’écurie Soleil. On lui doit, principalement, Luuna et Tykko des Sables… Tebo, lui, c’est un boute-en-train de première, monsieur pipi-caca-poils par excellence!! Je vous en ai parlé dans ma toute récente critique sur l’Atelier Mastodonte (c’est lui qui m’a confié que tous les artistes participant à ce collectif ont accès à un blogue privé, leur permettant de prendre contact avec les gags des autres! ;^) , mais il est surtout connu pour ses séries Samson & Néon et l’incontournable Captain Biceps.
Mais si le duo est de passage chez-nous, c’est principalement pour mousser la parution du second tome de leur série conjointe, la sublimissime Alice au pays des singes, dont je vous ai dit tout le bien que je pensais du tome #1!! Tebo y est au scénario, et Keramidas aux dessins : «Tebo jette ses idées dans le storyboard, je m’organise pour rendre tout ça esthétiquement beau!» lance en boutade celui qui a toujours une casquette vissée sur la tête!! J’ai rarement vu deux bédéistes aussi complices et cabotins!!! ;^)
Que de choses nous ont-ils partagées!?! Ils se sont intéressés à notre hockey (nos Canadiens étaient alors dans le vif de leur demi-finale, je vous le rappelle!), puis Keramidas a avoué qu’il était un fan fini de l’équipe de rugby de Marseilles (à moins que ce ne soit de leur équipe de foot/soccer??! J’ai comme un doute!!?)...
Chose certaine, toutes nos rencontres se faisaient sous le signe de la bonne humeur!! Parlez-en à Makina, la charmante coscénariste de la Bande à Smikee, qu’elle écrit en collaboration de son frère, Freg! Quand Tebo, qui les prenait pour un couple, a su qu’ils n’étaient «que» frère et sœur, il s’est lancé dans de tordantes diatribes sur la «réputation» des Québécois en matière… d’inceste fraternel!! N’importe quoi!? ;^)
Mais rassurez-vous : la discussion a parfois été plus sérieuse, comme lorsque les deux artistes ont donné leurs points de vue sur l’actuelle crise que traversent les bédéistes et dont on parle tant en Europe, surtout depuis l’annonce officielle de Maïorana (et d’autres dessinateurs importants) de se «retirer» du circuit de la BD. Nos deux amis nous ont expliqué que, même pour des auteurs aussi connus qu’eux, qui ont la chance d’avoir quand même de très bons tirages avec leurs séries-phares (Luuna et Captain Biceps), c’était difficile de joindre les deux bouts!!? Quand les tomes #1 fonctionnent bien, les éditeurs laissent une chance pour un tome #2 ou 3… mais chacun de ces tomes supplémentaires fait de moins en moins de ventes, et les chiffres fondent comme neige au soleil!! Des facteurs aussi subtils qu’une sortie lors d’une période creuse peuvent anéantir les espoirs d’une série, d’autant plus que la durée de visibilité de leurs œuvres sur les tablettes des libraires est rendue ridiculement courte, poussées qu’elles sont par les nouveautés du mois suivant!! Leur tome #1 d’Alice au pays des singes a d’ailleurs goutté à cette médecine! Il est sorti en plein pendant la période électorale de François Hollande, et tout le battage médiatique n’avait d’yeux que pour la politique!! Donc, les ventes n’ont pas levées autant que les éditeurs l’espéraient… et c’est pourquoi nous n’aurons droit qu’à un cycle de trois tomes, avec peut-être quelques one shot par la suite, ou une série dérivée, si l’accueil est favorable et que l’éditeur est preneur! Maigre consolation, qui aidera peut-être à augmenter les ventes des tomes #2 et 3 : l’Alice au pays des singes que j’ai critiqué est publié intégralement dans l’édition estivale du très chouette magazine D-lire, un magazine de chez Bayard auquel ma classe est abonnée depuis des années et qui fait toujours un spécial BD durant la saison chaude. (J’étais tout fier d’avoir cette info en primeur, dès fin mai… mais le magazine est paru depuis, et mon scoop est devenu une vieille nouvelle!! Misère, c’est trop injuste!! ;^(
À un certain moment, j’ai plutôt discuté avec Tebo. J’ai appris avec étonnement qu’il est, lui aussi, bien plus partisan du travail à la main, ne se servant de l’ordi qu’à de très rares occasions, pour scanner certaines cases en vue d’en corriger certaines erreurs. Quand je lui ai révélé que je l’avais découvert grâce à un très chouette petit album (de chez Bayard, justement!), la Bande à Fred, que j’avais trouvé aussi savoureux que franchement amusant, Tebo est parti dans ses lointains souvenirs… Il m’a raconté que ces planches de jeunesse paraissaient originalement dans les D-Lire, justement (à bah ça alors!??!)! Chaque mois, Tebo y présentait en deux planches les différents amis (un peu barjots!) d’un gamin d’une dizaine d’années, le tout dans un ton pas mal similaire à celui des Titeuf de Zep. «J’aimais beaucoup ce projet! Je m’inspirais de tous mes proches… Je me rappelle que j’ai eu l’idée du Rasé quand mon père a dû faire sa chimio, et que la Miss Pasdbol, c’était carrément ma copine de l’époque, qui était d’une malchance incroyable!» me conte-t-il, avec un brin de nostalgie dans les yeux. Il l’a fait à la demande des éditions Bayard, donc, alors que ses Samson et Néon commençaient à battre de l’aile… mais c’est à ce même moment que Zep (tiens!?! encore lui!!?) l’a contacté pour lui proposer des scénarii racontant les déboires parodiques d’un superhéros : ainsi commença la folie de Captain Biceps… qui obligea Tebo à abandonner la Bande à Fred, alors qu’il avait encore plein d’idées de gamins à nous proposer! Dommage…
Apprenant que j’étais enseignant, Tebo n’a pas hésité à partager avec moi certaines de ses expériences en milieu scolaire. Il en a fait, lui aussi, des visites dans les classes pour aller présenter son métier… Certaines lui sont restées au fond du cœur (principalement une, dans une petite classe avec des jeunes de 8-9 ans qui l’ont particulièrement ému), d’autres, au fond de la gorge!! En effet, il n’a pas eu l’air d’apprécier sa rencontre avec un groupe d’ados de 14 et 15 ans, que le prof a eu la belle idée de laisser seuls avec lui, question d’aller prendre un café ou fumer une cigarette!!?? Ce fut une horreur, apparemment, à un point tel qu’il n’a jamais plus refait ce genre de visite depuis! Comme quoi il y a des profs ploucs un peu partout dans le monde!! ;^(
Ma (toute) petite déception, vis-à-vis Tebo? Il m’a refusé le dessin de Scrabble-man, un désopilant personnage de son Captain Biceps #4. Pour une fois que j’avais trouvé quel perso demandé : un vieux superhéros rendu à l’hospice, qui tente de jouer au Scrabble mais qui ne fait que chercher des mots pendant des heures!! Tebo m’a répondu, se confondant en excuses, qu’il ne voulait plus dessiner ce personnage parce qu’il n’avait jamais été satisfait du résultat, les quelques fois où on le lui a demandé (moi qui me croyais original!! ;^) Mais je comprends : c’est vrai que ce n’est pas un personnage flamboyant (c’est même tout le contraire!! ;^), et qu’il n’a été prévu que pour figurer dans un gag bien précis. Hors de ce contexte, le personnage perd trop de son essence, et Tebo m’a expliqué qu’il s’agissait d’une des très rares demandes qu’il préférait maintenant refuser. J’ai donc dû opter pour un autre personnage et, troublé par la situation et tout à ma déception, je n’ai pas trop su quoi répondre! Heureusement, le gentil dessinateur est venu à mon secours : il m’a fait un de ses classiques : un très chouette Wolverine… mais à la sauce Tebo! ;^)
Keramidas, pour sa part, avait amené avec lui des tonnes et des tonnes de planches, dans le but de les vendre. J’ai été vraiment très tenté de m’en procurer une… Elles étaient si belles… mais leurs prix étaient à l’avenant! Et encore : nous étions fabuleusement avantagés par l’exceptionnel taux de change qu’il nous faisait : 1 euro = 1 dollar (question de ne pas avoir à ré-étiqueter ses œuvres ou à sortir sa calculette à chaque prospect!!)! Malheureusement, mon budget n’était pas prêt à se voir départir d’un montant de quatre chiffres en échange d’une planche grand format… D’autant plus que je n’aurais pas su où la mettre!? L’espace me manque atrocement, et à quoi bon posséder un tel chef d’œuvre si c’est pour le laisser dormir dans une chemise, au fond d’un tiroir?!? Je me suis donc contenté de deux ex-libris et d’un signet (superbes!), qui se rangent mieux… et qui ont plus respecté mon budget.
Au cours de la conversation, j’ai avoué à monsieur Keramidas que j’adorais les couleurs de toutes ses séries, tant Luuna que Tykko des Sables ou des plus récents Alice au pays des singes. J’ai voulu savoir si ces colorations étaient de lui. Il m’a avoué, très honnêtement, qu’il pourrait les faire, très bien, mais qu’il y mettrait un temps énorme, ce qui serait ridicule puisque d’autres parviennent à les faire encore mieux et en beaucoup moins de temps! Voilà pourquoi il préfère laisser ça à des spécialistes, en l’occurrence Cyril Vincent et Bruno Garcia, chez Soleil, ou Lyse Tarquin, Florence Torta et Nob (le dessinateur de ma Mamette chérie!!) pour les Alice…
Sinon, ces deux chouettes comparses, eux aussi d’une générosité monstre (ils ont accepté que l’on sorte leur table à l’extérieur du chapiteau, qui allait fermer, pour permettre aux sept ou huit personnes qui restaient dans la file de dédicace de ne pas repartir déçus!), m’ont permis de prendre conscience de la belle confrérie qui semble animer les bédéistes européens de passage et ceux qui résident ici!! En effet, j’ai cru comprendre que ces grands noms qui nous visitent logent souvent chez ceux qui ont pignon sur rue chez-nous, ou y sont invités à souper. Il est agréable de constater à quel point la communauté des artistes et artisans du neuvième art se serre les coudes!!
Voilà donc pour ce qui est de mon troisième compte rendu. Il ne m’en restera plus qu’un à vous offrir, celui où je vous parlerai, notamment, de mes trois nouveaux coups de cœur québécois!! À bientôt!!
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