#03- COUREURS DES BOIS
Scénariste(s) : Jean-Sébastien BÉRUBÉ
Dessinateur(s) : Jean-Sébastien BÉRUBÉ
Éditions : Glénat
Collection : Glénat Québec
Série : Radisson
Année : 2011 Nb. pages : 48
Style(s) narratif(s) : Récit à suivre (3/4)
Genre(s) : Biographie, Western / Amérindiens / Nlle-France
Appréciation : 4.5 / 6
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Deux Canadiens errants...
Écrit le lundi 16 juillet 2012 par PG Luneau
Quand il a entrepris de réaliser, en BD, l’autobiographie de Pierre-Esprit Radisson, un des plus célèbres explorateurs et coureurs des bois que la Nouvelle-France ait connus, Jean-Sébastien Bérubé s’est donné un défi de taille! D’abord, comment bien segmenter le parcours d’une vie de manière à former des tomes cohérents? Ça peut avoir l’air banal, mais c’est tout un travail préalable, en plus de la recherche proprement dite! J’en sais bigrement quelque chose, puisque j’ai moi-même dans mes tiroirs un projet de scénario à saveur historique se déroulant lors de la fondation de Ville-Marie par Maisonneuve et Jeanne Mance, quelques années plus tôt!
Bérubé a donc opté pour quatre moments forts de la vie de Radisson : son séjour chez les Iroquois, après son enlèvement (tome #1), son voyage avec les Jésuites jusqu’à la mission d’Onondaga, en territoire iroquois (tome #2), son expédition jusqu’à la Baie d’Hudson avec son beau-frère des Groseilliers (tome #3) et la dernière partie de sa vie, alors qu’il a travaillé pour le compte des Anglais (dans le tome #4, à paraître cet automne)!! Mais en choisissant de se centrer sur ces quatre épisodes de sa vie, il est fort probable que l’auteur ait dû faire son deuil de raconter deux ou trois autres événements encore plus palpitants… mais survenus à d’autres moments, donc difficilement insérables dans ces tomes.
Puis le travail de scénarisation n’est pas terminé, loin de là!! Pour chacune de ces tranches de vie, on se doute bien que Radisson a lui-même laissé des tonnes d’anecdotes et de péripéties : lesquels sélectionner? Comment les regrouper? Les enchaîner? Car s’il est facile de raconter cinq ou six mésaventures captivantes, ce l’est moins de faire en sorte que ces événements se suivent dans un récit unifié et coulant! C’est un peu le petit reproche que j’aurais à faire à ce troisième tome de la série (et c’était peut-être aussi le cas pour le tome #2) : le manque de «liant»… et j’ai l’impression que le problème n’est pas tant dans la scénarisation de monsieur Bérubé que dans son sujet lui-même!!
Je m’explique : Radisson me semble être un homme curieux, touche-à-tout et polyvalent. Quand il entreprend cette expédition, avec le mari de sa sœur, le célèbre Médard Chouart des Groseilliers, son but est d’atteindre la Mer du Nord, terme que les Amérindiens de l’époque utilisaient pour désigner la Baie d’Hudson. Toutefois, les deux hommes et leur escorte de guides, traducteurs et accompagnateurs amérindiens font détours par-dessus détours par-dessus détours… Un arrêt à la baie de Chequamegon (Pour y construire une maison fortifiée, eux qui se disaient trop exténués pour poursuivre le voyage??!!), une visite chez les Folles Avoines (quel charmant nom!!), un séjour chez les Sioux (pourtant complètement à l’opposé de leur destination!!??), une participation à la longue célébration autochtone de la Fête des Morts (qui dure des jours!), un autre séjour chez les Cris… Tous ces zigzags, ces arrêts, ces semaines passées à créer des liens, à se faire des contacts, en leur nom et au nom de la Nouvelle-France, c’est fort intéressant… mais ça dilue d’autant l’importance de leur but!! La Mer du Nord, dans tout ça? Ils y pensent encore? Ils veulent toujours s’y rendre? Si c’était vraiment ce but qui était important pour nos deux coureurs des bois, il me semble qu’ils ne perdraient pas leur temps à tourner en rond de la sorte! Mais probablement que dans le cœur de ces explorateurs passionnés, toutes ces découvertes étaient aussi importantes, sinon plus, que leur arrivée à la Baie du Nord : encore le vieux précepte qui prône que le voyage vaut mieux que la destination!… Ils devaient amplement se satisfaire de leur errance, ces deux gars-là, et ne garder leur objectif premier qu’en arrière-plan, dans un recoin de leur cerveau submergé par tant de découvertes!
C’est un peu cette errance des héros qui se transpose moins bien en récit. Et c’est un peu pourquoi ce tome donne une petite impression «d’errance scénaristique», comme s’il manquait de tonus au fil conducteur, comme s’il n’était pas assez solide. Monsieur Bérubé place, à deux ou trois reprises, un commentaire de l’ordre de : «Il faudrait bien qu’on reparte, si on veut y arriver un jour»... Mais ces quelques rappels à l’ordre manquent de conviction, ils ne font pas suffisamment crédibles pour agir de lien entre toutes les péripéties que l’auteur nous raconte. C’est comme si l’espèce d’insouciance des héros face à leur but ultime nuisait à l’élaboration d’un scénario solide, bien dirigé.
Une solution aurait peut-être été de doubler l’épaisseur du tome? L’auteur aurait alors eu tout l’espace nécessaire pour mieux expliciter les découvertes faites par les héros, on aurait peut-être mieux compris leur extase face aux paysages, leur fascination face aux nouvelles coutumes rencontrées, l’impact de l’hiver sur leur avancée… On aurait mieux saisi leur besoin de s’attarder et ce qui les motivait à repousser la poursuite de leur voyage… Ou encore, l’auteur aurait pu inventer des revirements de situations qui auraient pu expliquer leurs changements de cap… mais je sais pertinemment, pour lui avoir jasé à trois reprises, que Bérubé tenait mordicus à respecter l’Histoire à la lettre, ce que je comprends et respecte complètement!
Au final, on a droit à un troisième tome encore très beau et très instructif, avec beaucoup de scènes hivernales. Un album où le blanc, le bleu et le mordoré prédominent, où Bérubé démontre encore une fois toute l’étendue de son talent de dessinateur et de monteur de page. Un album qui présente un récit un peu en patchwork, mais un patchwork très joli, très agréable… et toujours aussi recommandable, qui s’adresse à tous les membres de la famille!
Plus grandes forces de cette BD :
- encore cette fois, la richesse des décorations des pages de garde. Non seulement elles nous offrent la carte de la Nouvelle-France ET le trajet suivi par le héros au cours de cet album, mais elles sont en plus parsemées de petites illustrations (comme ça se faisait à l’époque) qui nous montrent ici des tonnes d’artefacts amérindiens. C’est très joli, et démontre la belle générosité de monsieur Bérubé.
- ma très belle dédicace de Médard Chouart des Groseilliers. Jean-Sébastien Bérubé me l’a faite lors de notre troisième rencontre, au Festival de la BD de Montréal, il y a déjà un mois et demi.
- le trait vif, énergique mais très maîtrisé de l’artiste. Il donne une certaine rusticité qui cadre merveilleusement bien avec l’époque et le milieu de vie représenté : la forêt, les gars de bois, la rudesse des mœurs… Ça se remarque jusque dans les cadres des vignettes, qui n’ont pas été faits à la règle!
- la découverte de certaines mœurs amérindiennes et d’évènements historiques dont je n’avais pas connaissance. Depuis le temps que je lis intensivement sur la Nouvelle-France, je suis surpris d’en apprendre encore autant! Par exemple, je n’avais jamais entendu parler du blocus iroquois de 1658, ni du fait que c’est Radisson et son beau-frère qui ont découvert les horreurs du massacre du Long-Sault, qui a rendu Dollard des Ormeaux si tristement célèbre.
- la judicieuse chronologie, à la fin de l’album, qui rajoute des informations essentielles à qui veut mettre en perspectives les événements racontés dans cet album versus les autres événements majeurs de l’époque. Par exemple, c’est le seul endroit où l’on apprend le nom du gouverneur un peu fourbe et tatillon qui en veut tant à nos deux héros, sieur d’Argenson!
- l’importance de faire découvrir notre histoire, de montrer notre patrimoine, de parler de ceux qui ont fait ce que nous sommes devenus. Notre Je me souviens est tellement une devise creuse pour la majorité des Québécois! C’est en faisant connaître tout le chemin parcouru par nos ancêtres que nous pourrons nous bâtir une fierté collective, un sentiment d’appartenance, une conscience de notre force en tant que peuple… Et je m’arrête là, avant de me mettre à chanter Gens du pays en jouant de la cuillère, les larmes aux yeux! ;-)
Ce qui m’a le plus agacé :
- une certaine difficulté à bien intégrer quelques scènes dans le flux narratif. En fait, rabouter les scènes choisies et s’assurer que les enchaînements entre elles coulent de source, tout en s’assurant d’une bonne courbe dramatique tout au long de l’album, voilà qui devait être très difficile à réaliser, comme je l’expliquais plus haut, surtout quand on sait à quel point monsieur Bérubé voulait s’en tenir aux faits véritables! Ça donne donc une suite de péripéties très intéressantes, mais qui s’enchaînent parfois plus ou moins bien.
- Certains détails inexpliqués. Par exemple, je ne comprends pas trop la logique de Médard et de Pierre-Esprit, aux p.10 et 11. Ils laissent leurs accompagnateurs amérindiens partir, «parce qu’ils seraient un fardeau pour eux» et qu’ils n’arrivent plus à les suivre… mais ils passent les quatorze jours suivants à construire un fort ultra sophistiqué qui exigerait de nos jours un mois ou deux de travail à un groupe de dix, alors qu’ils ne sont que deux! Pour des gars «exténués», qui n’arrivent plus à garder la cadence, ils sont dangereusement efficaces, je trouve!!? Et comment se fait-il que des Groseilliers soient déjà chez les Cris, à la p.37? Lorsqu’il tente de convaincre son beau-frère de ne pas suivre les mystérieux visiteurs, dans le bas de la p.33, il semblait dire qu’il voulait attendre bien plus tard dans la saison avant de s’y rendre? Pourtant, l’encadré narratif de la p.36 semble préciser qu’il n’y a que cinq jours d’écoulés quand l’homme-loup vient sauver Pierre-Esprit, à la demande de Médard!? C’est moi qui suis bouché ou il nous en manque des bouts?!...
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